Les Décombres
aussi huit réformés nouveaux. Il faudra voir depuis quand nous les perdons. Ah ! il faut faire habiller en kaki tous les hommes du service armé et en bleu tous ceux qui partent pour les C. O. A. : tenue de changement de corps. Il manque soixante-dix-sept hommes à l’appel de onze heures. Là-dessus, j’en ai douze à expédier au Conseil de réforme demain matin ! Quel métier ! Maintenant, je suis obligé de courir à la place. Mon pauvre Bonnardel, tâchez de me mettre ça debout.
Quatre aspirants, qui nous sont tombés depuis trois jours de Saint-Maixent en uniforme flambant neuf, gantés à trois boutons, contemplent cette scène bras ballants, bouche bée. Bonnardel les salue dignement et s’éloigne, l’air méditatif. C’est un tout petit bonhomme de quatre pieds neuf pouces, soldat de deuxième classe et marchand de journaux dans le civil. Un incontestable génie des états et des situations-rapports l’habite. Devant une demi-douzaine de sous-officiers et de scribes qui, vaincus, tournent dans leurs doigts le dernier ordre du bataillon, Bonnardel dépêche d’une plume vertigineuse cinq kilos de paperasses, organise vingt détachements, inscrit tout un train d’arrivants, met un nom, une classe, une profession, une décision médicale sur quatre cents visages. Bonnardel est le commandant de la 2 e compagnie du G. U. P.
Hormis ce héros, tous les non-gradés considèrent en spectateurs souverainement détachés le tohu-bohu dont ils sont l’objet. Les fureurs, les supplications affolées de vingt porte-galons n’abrègent point d’un pas leurs petites promenades entre les apéritifs et les pousse-cafés d’alentour. Un événement d’importance toutefois les a remués : la soupe de la 2 e est excellente. Le cabot-rata, le bon Rousset, curé de campagne dans l’Isère, au formidable accent « dauphinô » pourvoit avec un zèle sublime les marmites, devant lesquelles notre chef veille nuit et jour. On a mangé des quenelles hier soir.
Comme on achève un rabiot de frites miraculeuses, une monumentale apparition fait dresser toutes les têtes :
— Salut à tous ! Les gars, je suis Muetton Joseph, cultivateur. Cent trente-trois kilos ce matin à la balance de la gare. Les gars, il faut vous dire que j’ai bien des couilles comme un veau. » Et de nous exhiber sur-le-champ ces merveilles, en mugissant la Sérénade de Toselli, que ponctuent solennellement les rots du vin blanc dont il est plein à ras bord.
Mais le prodige dûment constaté et admiré à la ronde, la rentrée des reliques dans leur châsse s’avère laborieuse. Muetton est sans conteste le guerrier le plus étrangement culotté de l’armée française. Les braies les moins déshonnêtes dont on ait pu le couvrir s’arrêtent à mi-cuisses et refusent absolument de poursuivre l’ascension. Entre ce point et le nombril, la pudeur de l’alpin Muetton était jusqu’ici sauvegardée par un complexe de ceintures de flanelle, de ficelles, de bretelles, d’épingles, de caleçons. Sa reconstitution se révèle illusoire. Et Muetton, estimant qu’il a suffisamment servi aujourd’hui la patrie, s’éloigne bientôt vers la ville dans un tangage de haute mer, en exhibant un détail de ses trésors tous les trois pas.
* * *
Les visites d’incorporation ont commencé pour toute ma fournée. Ce sont des cérémonies interminables. Elles offrent tout loisir pour contempler à l’état de nature un bon millier de mâles français. Il s’en faut de beaucoup que ce spectacle soit réconfortant. La race de ma province a sans doute toujours été plus résistante que belle. Mais elle est réellement abîmée, négligée. Il faut dix bouches pour réunir trente-deux dents intactes. Les ptôses, varices, hernies, ulcères, scrofules sont en nombre incroyable. Les mœurs d’un régime et d’un peuple se jugent aussi dans ce défilé de paysans, avec leurs ventres énormes et mous sur des cuisses rachitiques et des genoux en boulets, leurs échines arquées, leurs omoplates décollées, leurs thorax étiques, leurs mâchoires pourries, leurs oreilles suintantes, leurs estomacs aigris, leurs foies décomposés. Je ne suis qu’un citadin de carcasse solide mais d’apparence fort modeste, un gratte-papier confiné dans des imprimeries empestées, avec quelque cinq mille nuits de veille derrière lui, mais du moins sobre et lavé. Je me situe dans une très honorable moyenne parmi tous ces hommes de la terre et du
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