Les Décombres
Djenderedjian, Dupont Louis, Khatchadourian, Kebabdjian, Kenadjian, Caille, Cocu, Kurkjian, Labitte, Perdrix, Cudagne, Kherumian, Nigogossian Gronic, Nigogossian Setrac, Robin Paul, Tutundjan, le caporal Magnat Jules… On demande le caporal Magnat Jules. Enfin ! qui c’est qui l’a vu au moins une fois, Magnat Jules ? Qui sait comment qu’il est fait, bon Dieu ! ce caporal ?
Le sergent, qui vient des chasseurs et qui a été aussi gendarme, aphone, désespéré, crayonne et additionne pour la quarantième fois ses listes. Il a enfin déniché Papazian Stepane, mais c’est pour reperdre Papazian Sempad. Tout joyeux, il avait cent six hommes sur cent quatre-vingts avant la soupe. Il lui en faut à cinq heures près de deux cent cinquante, et il n’en retrouve plus que quarante-neuf. Autre méchef : il lui reste sur les bras soixante bougres, tout disposés à répondre, mais qui ne sont pas sur l’état.
* * *
Il faut dire que le G. U. P. est une vraie passoire, et que le fascicule bleu file par tous ses trous. Cinq ou six ingénus, dont je suis, se sont enquis bonnement : « Où est-ce qu’on nous déguise ? » Mais tous les autres s’esclaffent : « T’es si pressé que ça de te mettre en pierrot ? » Du reste, le garde-mago, mon homonyme, l’excellent sergent Rebatet Joseph, prévient affablement ses clients éventuels : « Inutile de venir me faire chier, j’ai autre chose à foutre. Et d’abord, je n’ai rien pour vos gueules de lourds. » À peine a-t-on distribué des gamelles et des couverts.
Les fascicules bleus ne se le font pas dire deux fois. Pas habillé, pas soldat. Autant ça dure, autant ça de pris. Ceux des patelins les plus proches sont déjà retournés en douceur à la maison. Les autres entrent et sortent sans arrêt. C’est à travers cent bistrots qu’il faudrait faire l’appel.
Une vaste et débonnaire philosophie anime ces paysans. Entre gens de bourgades voisines, beaucoup se reconnaissent aux portes des baraquements :
— Tiens ! le Gustave ! Et alors ? ils t’ont donc embauché aussi dans cette entreprise ?
Une grosse poignée de mains calleuses, une bourrade sur l’épaule, et vite on entonne les deux premiers litres de blanc au plus proche café. Pour les villageois, la guerre est d’abord une sortie.
Mais si l’amertume est rare, le zèle est absolument nul. Un unique sujet défraie tous les propos : les visites d’incorporation qui vont bientôt suivre, et les chances que l’on a de dégoûter les toubibs. Tous les maux humains sont inventoriés, soupesés, et leur valeur à la bourse de la réforme débattue sans fin. Ce sont des maquignons qui flairent et tâtent leur propre viande, en discutent le prix avec de longs détours.
— Moi, j’ai de l’emphysème. Si je passais à Valence, avec les certificats que je peux leur y montrer, j’aurais la réforme à tous les coups.
— Moi, j’ai un cal osseux à un bras que je me suis cassé. Ça vaut au moins le changement d’armes.
— C’est toujours ça de gagné. Dis donc, moi j’ai une bath éventration. Ça m’empêche pas dans mon travail, je suis regrolleur à Villeurbanne. S’ils pouvaient me filer sur les C. O. A. de Lyon ?
— Moi, j’ai une fistule qui suppure depuis l’année dernière. Avec ça, dans l’active, on était sûr d’y couper.
— Moi je suis auxiliaire, à cause que j’ai les pieds plats, et pour la vue. Et puis j’ai aussi de l’insuffisance thoracique et un ulcère de l’estomac. Avec ça j’ai pas à m’en faire…
— Pas à t’en faire ? C’est à voir. À Grenoble, j’ai le beau-frère à ma femme qui a passé l’autre semaine. Ils en ont pris dans l’auxiliaire avec des ulcères, des types qui avaient des radios et qui pesaient pas cinquante kilos.
— C’est tout de même malheureux à voir, des choses pareilles. On est toujours les cons. On devrait être au courant des droits qu’on a.
— Des droits ? T’as ceux qu’y te donnent. Non, ce qu’y faut, c’est avoir un cas à faire valoir. Ainsi moi, j’ai eu une pleurésie purulente. On m’a scié une côte. J’ai le poumon gâté et de la bronchite chronique. Ça, tu comprends, c’est un cas.
— Oui, il a raison, s’écrie-t-on en le félicitant. Il faut faire valoir son cas. C’est comme moi…
Devant cet hôpital, je me crois tenu de dire :
— Moi, je n’ai pas d’illusion, je suis bon comme la romaine. Je n’ai pas été malade
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