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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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depuis l’âge de quatorze ans et je fais le poids.
    Ils hochent la tête en regrettant cordialement ma malchance :
    — Évidemment, si tu n’as pas de cas à faire valoir…
    J’ai cependant trouvé un véritable convaincu. C’est mon ami Argoud, un riche paysan des environs de Valence. Nous avons franchi ensemble le portail chancelant de notre G. U. P., et nous voilà déjà très solidement liés. Nous sommes allés dîner ensemble dans un bouchon avec un de ses voisins. Argoud a une physionomie vive. Il raisonne avec sel de l’armée et du funeste Front Populaire. J’approuve vigoureusement en chargeant la juiverie. Argoud riposte sur-le-champ, l’air fort scandalisé :
    — Oh ! mais tu parles comme Ferdonnet, toi ! C’est de l’hitlérisme. Moi, je suis catholique pratiquant, mais je suis contre la haine religieuse. Ça n’est pas vrai que les Juifs ont voulu la guerre. C’est Hitler qui dit ça pour faire marcher ses nazis. Nous faisons la guerre pour détruire la barbarie raciste. C’est la défense de la civilisation chrétienne. C’est une guerre sainte, il faut vaincre ou mourir. Nous ne sommes pas des soldats, nous sommes des croisés. Il ne faut pas s’arrêter avant d’avoir écrasé la tête à l’hydre nazie. »
    Argoud frappe sur la table. Ses yeux étincellent. Il a évidemment été catéchisé par quelque abbé chrétien démocrate, ce qui est assez extraordinaire pour un Dauphinois. Voilà du moins un Alpin qui sait pourquoi il se battra. Inutile d’insister. Je ne veux point ébranler une aussi magnifique résolution.
    Nous dépêchons notre beefsteack aux pommes dans un silence un peu embarrassé. Pour rompre les chiens, le voisin, que la civilisation chrétienne n’empêche point de dormir, expose son cas de réforme, qu’il estime décisif. Aussitôt, le croisé Argoud manifeste un intérêt extrême, et renchérit, très fier :
    — Ah ! moi, j’ai mieux que ça. J’ai un varicocèle et des traces d’albumine. Je suis déjà auxiliaire. Je vais bien tâcher moyen d’attraper la réforme. Surtout qu’avec ce qu’on est en train de licher, ça serait bien malheureux si je ne faisais pas une double dose à la visite. Ça, pour sûr, je saurai faire valoir mon cas comme il faut.
    Je n’esquisse même pas un sourire. Aucune ironie ne saurait atteindre le brave Argoud. Il est d’une complète ingénuité.
    * * *
    Les heures s’écoulent à grand-peine dans la sentine polaire du G. U. P. On a le cœur tout barbouillé de froid, de crasse, de désœuvrement et de gros vin. Depuis trois jours que nous sommes là, nous avons pour tout travail pelé deux sacs de carottes gelées.
    Les appels se succèdent toujours, plus fantomatiques que jamais, dans les hurlements du blizzard : « Agapian, Merdjian, Faure Félix, Poussegrive, le caporal Magnat Jules. On demande Magnat Jules au bureau de bataillon. Magnat Jules ! Magnat Jules ! Ah ! alors, celui-là…
    Au milieu d’une des guitounes, gît une sorte d’énorme vieillard, tassé sur une caisse, contre un des illusoires braseros qu’on a allumés. Son ventre d’hydropique ballotte entre ses cuisses courtes dans une chemise sale. Sous sa casquette pisseuse, il a une tête toute grise, une face de noyé, bouffie, violacée, avec une barbe comme celle qui pousse aux morts. Le bougre a trente-sept ans. Il est diabétique au dernier degré. Voilà dix jours qu’il est là, vivant de quelques cuillerées de bouillon. Il ne peut faire vingt mètres sur ses jambes. L’infirmerie n’en veut pas. Il faut qu’il attende le conseil de réforme qui statuera sur son sort, s’il n’est point trépassé d’ici là.
    Dans les parages du diabétique, parmi les vieux balais, les arrosoirs percés et les épluchures, j’ai découvert une mirobolante pancarte, magistralement moulée : SECTION DU CANON DE 25 MM. Au milieu de notre extravagant chenil, l’annonce de cette artillerie m’a laissé tout pensif. Justement, dans le box à la pancarte, j’ai avisé un groupe de troupiers. Ils font bande à part, assez dédaigneux, beaucoup plus jeunes que nous, vingt-cinq à vingt-huit ans, avec des uniformes décents et aussi bien tenus qu’il est possible dans un pareil lieu.
    Je m’enquiers, amène :
    — Alors, vous êtes les gars des antichars ?
    — Oui, petit vieux. Les antichars, c’est nous.
    J’hésite, sentant l’énormité de ma demande :
    — Mais… le canon de 25 ? Vous en avez un

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