Les Décombres
Trop vieux ». Et avec accablement : « Allez ! au suivant. »
Entre-temps, un petit incident a grevé d’un handicap qui doit être décisif ma carrière militaire. J’ai envoyé à Je Suis Partout, sous le pseudonyme de « l’Alpin », un reportage de bonne humeur, de couleur franche, mais animé, je puis l’assurer, d’un esprit excellent, sur mes premières journées de fantassin. Les règlements m’y autorisent. Mon papier a eu un vif succès parmi le nombreux état-major de la garnison romanaise. Mais un drame a éclaté tout à coup. J’ai parlé dans cet article du quart de rhum bu à mon premier repas de soldat dans la cuisine de la C. H. R. Alors que tous les cuisiniers revendent aux ménagères, refilent à leurs petites amies et à leurs femmes le rhum par seaux, le pinard par bonbonnes, le café par kilos, le riz et la viande par charrettes, que les commissions d’ordinaire trafiquent sur la sardine et le sucre par camions, l’Intendance générale de Lyon est entrée dans un courroux terrifiant, s’est révolutionnée de fond en comble, en apprenant qu’un quart de rhum avait pu être versé à un deuxième classe qui n’était même pas en uniforme, dans une compagnie où il ne comptait même pas. Le capitaine de la C. H. R., M. Vincent, instituteur et militant socialiste, a vu fondre sur lui une demi-douzaine d’enquêteurs à quatre et cinq galons. Il a dû fournir en je ne sais combien d’exemplaires le relevé de toutes ses écritures, et les dieux savent ce que sont les écritures d’une C. H. R., depuis le premier jour de la mobilisation. Le général commandant la région a été saisi du cas. Je n’outre rien…
Je laisse à penser en quelle estime le capitaine Vincent peut tenir le journaleux fasciste qui lui a valu cette algarade… M. le chef de bataillon Parodin, commandant d’armes, Corse, et lui, officier de métier, m’a convoqué dans son bureau. Il exécutait visiblement une consigne embarrassante, n’ayant aucun motif valable pour me punir. Après un éloge dithyrambique de mon patriotisme, il n’a pu me cacher que le capitaine Vincent aurait voulu me voir passer en conseil de guerre. Ce vœu, lui ai-je fait observer, était d’autant plus excessif que mes articles avaient eu à Paris le visa de colonels censeurs. Ce détail a donné à l’excellent commandant le coup de grâce, au point que j’ai dû finalement le réconforter. Ce sont des satisfactions involontaires et innocentes pour un humble deuxième classe, mais qui ne le destinent certainement point à la cote d’amour.
* * *
Mes frères les troupiers, eux du moins, m’ont apporté quelque consolation. Je retrouve auprès d’eux cette naïve et soldatesque philosophie à laquelle j’ai tant aspiré.
Le premier contact avait été bien décourageant. L’isolement moral m’apparaissait sans remède, tandis que je désespérais d’échapper à la promiscuité physique. Une vingtaine d’horribles voyous, d’une terrible ubiquité, me cachaient presque tous les autres. J’avais oublié aussi le langage du peuple, si élémentaire, si lent, qu’on perd tout espoir de le parler, d’entrer jamais en communication avec cette autre planète.
Mais peu à peu, des liens se nouent, une intelligence, une âme transparaissent au hasard d’une corvée, d’un exercice, d’une bonne aubaine qui nous a rapprochés pendant deux heures. On découvre que le silence, qui pouvait passer pour de l’hébétude, n’est que la réserve prudente du paysan, du paysan dauphinois par-dessus le marché, qui passe pour le plus méfiant, et qui ne l’est peut-être ni plus ni moins que tous les autres paysans français.
J’ai dû une de mes premières lueurs d’espoir à un gros et joyeux Lyonnais, mon ami Puygrenier, un de ces irréguliers, de ces excentriques que l’on trouve dans le peuple aussi bien que dans les autres classes, et qui seraient autrement plus amusants à décrire que des bohèmes de lettres plus ou moins artificiels. Rien du sempiternel marlou à la Carco, mais le cabochard, le véritable indépendant que les places de tout repos ennuient, qui a le sentiment très vif de la monotonie et s’est essayé à cinq ou six métiers par un goût impénitent du mouvement. Terrassier, bistrot, marinier, boiseur au métro de Paris, camelot selon les jours et les ans, il a connu tous les milieux révolutionnaires, tous ces petits cénacles nés autour de quelques faux hommes d’action,
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