Les Décombres
pour mes amis fantassins. Je le savais depuis longtemps : l’armée reste un des derniers lieux de notre monde qui rende les hommes à leur fraîcheur naturelle. Les garçons des villages les plus niais, des usines les plus puantes, pourvu qu’ils soient simples grivetons de rang ou sergents tout au plus, y reprennent aussitôt un charme de folklore. Le brave alpin Ferrier confie ses tristesses à son voisin de paille, Rousset, le bon curé-caporal, qui avait trop bien réussi aux cuisines pour qu’on l’y laissât et qui a été remis promptement, à trente-neuf ans, au maniement d’armes et au demi-tour :
— Toi qu’es curé, la moralité, ça t’intéresse. Eh ben, j’ai pas eu ma permission ce dimanche pour aller voir ma bourgeoise à Grenoble. Alors, quoi ? Je suis été faire le con au claque. Je me suis saoulé la gueule, j’ai baisé une vieille putain. Tout ce qu’il faut pour ramasser une belle chaude-pisse. Voilà ce que c’est que d’empêcher les hommes mariés d’aller tirer leur coup en famille.
L’excellent Rousset opine :
— Mon pauvre vieux ! Je sais bien que c’est immoral. Il n’y a que les officiers qui aient droit à leurs femmes ou à leurs poules. Mais, qu’est-ce que tu veux ! c’est la guerre. Encore heureux si tu n’es pas cocu à la fin.
Je ne parle point seulement des charmes de ce pittoresque. Ici, les âmes sont lavées, reposées des grimaces et de l’hébétude du servage pour le pain quotidien. Elles sont nues et naïves. Pour elles aussi, c’est le conseil de révision. Elles seraient toujours aptes pour le bon service de la France. La pâte a été gâtée, elle n’est point foncièrement mauvaise. Mais elle est sans levain.
Hélas ! où le prendrait-elle ? Un certain nombre de crétins officiels, de littérateurs, de vieillards aux nobles consciences, quand ils parlent à Paris du moral de la troupe, songent peut-être réellement à l’idée qu’elle se fait de sa mission, à ses pensées sur le drame où elle est jetée. Fort heureusement pour les démocraties, le fameux « Pourquoi te bats-tu ? » n’a pour ainsi dire jamais cours sous l’uniforme. Il est autrement important de veiller à ce que le casse-croûte supplémentaire des matins de marche ne s’envole point encore pour grossir le boni du capitaine ou la caisse noire de ces cochons de cuistots. Deux centaines de Français remis sous l’uniforme, qu’ils aient vingt ans ou quarante ans, auront toujours à se raconter suffisamment d’histoires de gendarmes dupés, de colonels rivés à leur clou, de fausses permissions, de cabots d’ordinaire qui mouillent le pinard, pour prendre leurs maux graves ou légers en patience. Mais après ? Mais encore ? Eh bien ! je ne vois plus qu’une resquille goguenarde ou une vaste et invincible passivité.
À l’appel des affiches blanches, les hommes sont venus, vieux chevaux de guerre bien domestiqués, sachant l’événement obscur, convaincus aussi par expérience qu’il en est toujours ainsi, que l’humble Français de ce siècle est ballotté au gré d’inaccessibles personnages, et de leurs querelles, qu’il serait bien vain d’approfondir. Les insolentes inégalités qu’ils ont en spectacle ne leur inspirent même pas un mouvement de rébellion. Ce ressort-là aussi, chez eux, est détendu. L’autre nuit, avec deux caporaux et huit hommes, nous montions la garde à la prison, corvée fastidieuse entre toutes. Sur le coup de huit heures, le chef de poste arriva, un sergent tout pareil aux autres, et que cependant, rien qu’à la tête, nous saluâmes du même mot : « Merde, un garde mobile ! » C’en était un en effet, de vingt-six ans, frais et prospère, et qui se révéla aussitôt plus tracassier et d’une morgue plus stupide que douze adjudants réunis. J’en étais exaspéré au point que vers minuit, quand il venait pour la dixième fois dans la cour vérifier ma jugulaire et mon fourreau de baïonnette, je lui lâchai en face, sous la lune, mon paquet : « N’as-tu pas honte d’embêter ainsi de pauvres diables, qui ont trente-cinq ans et quinze sous par jour, quand tu touches dix-huit cents balles, nourri, logé, blanchi et couchant avec ta femme, pour ne pas aller te battre, toi, un soldat de métier ? » J’étais le seul encore capable de ce sursaut, qui a laissé du reste le mobile pantois. Mais quatre jours plus tard, comme nous n’avions pas de sous-off avec nous, les camarades ont
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