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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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crotte bouillie, que les cuisiniers trafiquent honteusement de leurs vivres, La Chiasse n’en a cure puisque personne au-dessus de lui ne daigne considérer ces détails. Mais que la note de service sur le recensement des selliers-bourreliers ait été tapée en cinq exemplaires au lieu de six, et le voilà qui s’affole et se déchaîne, menace d’emprisonner, de casser, d’expédier sur l’heure au front. Comme la plupart des ignares, l’imprimé l’épouvante, il s’absorbe des heures dans l’exégèse d’une circulaire sur l’adjudication des eaux grasses, songeant à tous les pièges qu’elle doit cacher. Il a près de soixante ans, il est au sommet de ses grades de réserviste, et cependant il est plus tremblant devant un supérieur qui est marchand de nougat dans le civil qu’un serf gratte-papier, dont la pitance et celle de ses quatre gosses tient à la mansuétude de dix chefs de service et de quinze administrateurs. L’arrivée du chef de bataillon le met en transes. La venue d’un général lui coûterait certainement plusieurs kilos. La paisible anarchie des hommes, contre qui il n’a pas plus de moyens que le Grand Quartier Général lui-même, le tord d’une angoisse chronique. Il se rattrape férocement en refusant toutes ces menues faveurs par quoi un chef peut gagner ses soldats, punissant de prison un bronchiteux tordu par la toux qui réclame une contre-visite, déchirant les permissions de minuit que quelques honnêtes troupiers, les meilleurs sujets de la compagnie, ont la naïveté d’offrir à sa signature. Il retarde de deux jours le départ d’un pauvre diable en pleurs dont la petite fille va mourir. On frémit à la pensée qu’un aussi odieux abruti pourrait encore commander sous le feu on ne sait quelle inepte boucherie, que d’autres abrutis tout pareils commandent certainement quelque part le long de la ligne Maginot.
    Pour l’instant, le père La Chiasse est donc parmi nous sur le terrain, occupé à nous enseigner l’art des batailles, avec un accent de gardeur de vaches. Cet Ubu entre tant d’Ubus de toutes tailles que cette guerre a investis d’une caricature de pouvoir, se révèle, pour être complet, gonflé d’une énorme suffisance.
    — Moi qui vous parle, je suis commandant d’une compagnie en temps de guerre. C’est quelque chose. Ce n’est pas n’importe qui qu’on peut mettre à la tête d’une compagnie d’un G. U. P. Il faut être capable. Moi, je suis capable. Avec moi, vous apprendrez ce que c’est que la guerre. Parce que moi, je suis un officier qui a fait la guerre. Je ne suis pas un théoricien comme il y en a. Je veux vous mettre en face des réalités concrètes.
    Pour nous le prouver, ce guerrier réaliste entame incontinent une leçon de choses.
    — Ce terrain où nous sommes va vous servir pour savoir comment qu’un combat se passe. Il faut vous dire que c’est un terrain mal choisi, parce qu’il est trop découvert et que s’il y avait l’ennemi en face, on serait tout de suite descendus. Mais nous allons faire comme s’il y avait des bosses pour se cacher. Je voulais faire construire un réseau en fils de fer pour que vous vous exerciez à passer dessous. Mais il n’y a pas de fil de fer. On aurait pu fabriquer des fascines avec les arbres de la lisière, mais on n’a pas l’autorisation de les couper. Il est défendu aussi de faire des tranchées à cause des propriétaires. Mais vous pouvez remplacer tout ça par un effort d’imagination.
    Et nous entreprenons une étonnante manœuvre où les positions sont figurées par un trait de canne, le réseau de barbelés par une ficelle tendue, les mitrailleuses par trois cailloux, le canon antichar, le fameux 25, par une branche d’arbre. Les poilus de trente-huit ans sautillent à travers ces accessoires comme des gamins à la marelle.
    * * *
    Nous en sommes restés là de l’école du combattant, et nos trous de fusils-mitrailleurs ne seront jamais terminés. Depuis cette grave séance, la colonne, chaque fois un peu plus maigre, s’en va trois après-midis par semaine, guidée par un aspirant qui tient au bout des doigts un ballon de football. Une tiède partie s’engage entre une vingtaine d’hommes empêtrés de leurs gros souliers. Les autres s’avachissent dans les creux, grillent une pipe allongés sur le dos, vont siffler le café et le vin rouge dans la ferme voisine qui s’est muée en caboulot. Ceux qui sont paysans contemplent silencieusement

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