Les Décombres
les pieds en sang. Les autos, les cars, les motocyclettes ont dû amollir les paysans de ces terres trop riches. Les citadins valent presque mieux.
Je m’évertue à jouer le bon apôtre. Je me garderais bien de prêcher un zèle dont je ressens plus que quiconque la vanité, mais j’invoque ce qui demeure de salubre dans notre piètre existence : « Ne restez donc pas là à moisir bêtement dans cette écurie. On est bien mieux dehors. Venez faire un tour avec nous. » Mais ces hommes qui ont toujours biné, fané, porté des faix, ne peuvent point comme moi savourer l’effort physique. Rien du reste ne pourrait le justifier à leurs yeux. Ils ne sauraient point exprimer l’insanité de cette guerre, ils n’en parlent presque jamais. Ils l’éprouvent cependant confusément. Elle leur enseigne qu’il faut en faire le moins possible. Il leur serait inconcevable de l’accepter comme je l’essaye, pour l’amour d’un sport, pour ce qu’elle nous impose malgré tout de viril. Leur pente naturelle est celle d’une passivité morose ou goguenarde.
— Voyons, les enfants ! Une petite promenade pour vous dégourdir les jambes ! On ne sait jamais ce qui nous arrivera. Ce n’est pas inutile de s’entraîner un peu.
— Ah ! ben, tu peux causer. S’ils voyaient que je marche, ils seraient capables de m’inscrire pour le prochain renfort au casse-pipes.
Assisté du bon curé Rousset, qui peine beaucoup sur la route mais est plein de courage, j’en ai décidé deux. Ils se harnachent en geignant. S’ils ont quelques ampoules ce soir, je serai voué aux gémonies. Sur plus de trois cents troupiers, nous sommes trente en rangs. Les autres préféreront se vautrer dans les coins les plus sordides, rôder des heures durant autour de notre affreuse geôle, pour échapper aux chasses perpétuelles et infructueuses des sous-offs. Tirer au cul dans la merde, tant pis pourvu qu’on tire au cul. La crasse, la fétidité de nos étables sont indifférentes à ces hommes, pour la plupart aussi sales que leurs cochons.
Il y aurait cependant parmi nous les éléments d’une troupe un peu lourde, mais solide : ceux du « canon de 25 » qui sont arrivés à conserver dans notre cour des miracles une sorte d’esprit de corps, quelques-uns des montagnards, race encore magnifique, longue et musclée, lorsque la consanguinité ne l’a pas abîmée, guides de l’Oisans qui se désespèrent dans nos brumes de plaines, gaillards du Briançonnais, du Gapençais nés avec les lattes de bois au pied, garçons des villes du Sud-Est, employés, ouvriers d’usine qui ont su préférer les sports d’hiver à l’anisette et qu’attirèrent au Quinze-Neuf les sections d’éclaireurs-skieurs, et même les plus jeunes de nos maçons piémontais. Cette élite entraînerait bientôt tout ce qui est encore ici digne et capable de porter une arme. Mais il faudrait [la dégager de la gangue, de l’animalité morne, de cette extravagante bicaillerie d’Arméniens,] lui assigner quelque but, quelque activité à peu près cohérente.
Nous aurions un besoin extrême de chefs ayant un peu de fermeté, un peu d’imagination et beaucoup de sollicitude. L’encadrement des sous-officiers de réserve est mieux qu’honorable, jeunes professeurs, assureurs, cultivateurs dégrossis, ouvriers spécialisés, brevetés de l’école de Haute-Montagne, auxquels s’ajoutent nos amis les douaniers alpins, coureurs de sentiers qui n’ont plus rien à voir avec l’affreux gabelou des gares, Prat, Rochas aux noms de granit, le joyeux sergent Roger, catalan qui se pique de belles-lettres. Plusieurs ont une compétence, une finesse et une application fort au-dessus de leurs modestes galons. Hormis quelques réfractaires ingénus et quelques gouapes, nous les traitons tous en camarades, et cependant ils sont les moins mal obéis.
Mais au-dessus d’eux ? Je m’applique auprès des poilus, par un besoin instinctif d’ordre, une horreur du relâchement démagogique, à défendre ou à expliquer « rempilés » et officiers. Je profite de la moindre occasion pour dire : « Tu vois, avec son air de vache, au moins il s’occupe de nous », ou encore : « Ils sont tout de même bien gentils, ces pauvres petits bougres d’aspirants. » Les hommes me regardent en haussant les épaules. Je leur rappelle tout à coup que je ne suis des leurs que par hasard, que je suis un bourgeois, un qui a eu de l’instruction, avantage qu’ils
Weitere Kostenlose Bücher