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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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ces troupiers qui s’amusent à la balle, sur le beau champ de blé resté en friche faute de bras.
    Si on le voulait, cependant, on trouverait un dérivatif utile à l’ennui et à la paresse où s’enlisent ces soldats. Il n’est pour ainsi dire pas un homme qui ne s’intéresse à ses outils de guerre, n’engage de savantes controverses sur la Hotchkiss, le mortier, le V. B. Il y a toujours dix volontaires pour un lorsqu’il s’agit de démonter, de graisser quelques armes.
    Mais nous ne possédons presque rien. Nos fusils sont de trois modèles, dont pour la moitié de ridicules Gras. Les fûts sont fendus, les guidons tordus, les canons branlants. Avec un pareil matériel, on manquerait une porte cochère à trente mètres.
    Le colonel a prescrit des exercices de grand style, avec des grenades-citrons. La garnison entière y passera plusieurs fois. Pour ce coup, nous allons faire sérieusement notre apprentissage. Tous les matins, depuis trois semaines, le sergent Jannez s’en va avec une douzaine de lascars creuser dans la campagne la tranchée et l’abri nécessaires. Le travail est achevé. On commencera lundi prochain l’entraînement. Mais le terrain a été si heureusement choisi que la pluie du vendredi fait ébouler la tranchée. Jannez repart avec ses bougres et ses pioches. Huit jours plus tard, c’est l’abri qui s’effondre. Les fantassins de Romans ne connaîtront jamais la grenade-citron.
    On a enfin organisé un tir au fusil-mitrailleur. Il n’a fallu que six petits mois pour y parvenir. La compagnie est au grand complet. Les hommes sont alertes, ravis de ce divertissement. Sur quatre fusils-mitrailleurs, deux s’avèrent inutilisables au premier feu. Les chargeurs de rebut dont on nous a gratifiés enrayent les deux autres presque à chaque rafale. Tant bien que mal, cependant, la séance se poursuit. Les Arméniens trouvent le moyen de tirer à trois mètres devant eux, soulevant un nuage de cailloux et de mottes de terre qui les épouvantent ; ils se redressent hagards, crispés sur la détente, arrosant tout de balles autour d’eux, semant une panique éperdue… Mon tour vient. Je n’ai jamais touché le F. M. 24. À peine ai-je contre mon épaule la merveilleuse petite arme que je me sens un homme nouveau, invincible. Ô mitrailleuse si souvent caressée en rêve, devant les ignobles troupeaux du Front Populaire, les estrades de Blum, de Thorez, de Daladier, de La Rocque, les ghettos dorés et les Sodomes des fêtes bien parisiennes ! Cent fusils-mitrailleurs bien pointés et la face de la France… Je tire comme un dieu, goulûment, passionnément, par petites rafales posées. Malgré deux enrayages, j’ai mis tout mon chargeur dans une carte de visite. Le brave sergent Prat, douanier et chasseur de chamois, qui m’assiste, siffle d’admiration. Je voudrais mitrailler jusqu’au soir. Je deviendrais un as. Mais le clairon apparaît au-dessus d’un talus dans le vent sec. C’est un conscrit qui a sous son casque la taille et la mine d’un gamin de douze ans, un enfant-soldat de 92 :
    T’as tiré comme un cochon   !
    Vas-y voir, vas-y voir   !
    « Allez, petit ! Souffle tout. Montre que t’en as deux. Sois pas économe du biniou. »
    Relèv’ ta ch’mise, ma femme, ça y est.
    J’ai vu ton cul, j’sais comme il est…
    C’est fini. Pour la première et dernière fois, j’ai tiré mes vraies cartouches de la guerre.
    * * *
    Nous avons marché un peu, des étapes anodines de vingt, vingt-cinq kilomètres. Je retrouve avec enthousiasme mon âme d’infatigable piéton, de fantabosse invétéré. Marcher dans un matin glacé et rose, en humant l’air vibrant qui sent la neige vierge, le corps souple et bien chaud dans une triple carapace de laine, un fredon à la bouche, un gros fusil à l’épaule, trotter gaillardement, la capote dégrafée, une bonne sueur aux reins, sous un soleil de mars ardent déjà, vers la ferme où l’on boira la piquette fraîche, je connais dans ce monde peu de bonheurs plus purs.
    Je me désole chaque fois de voir notre file encore raccourcie. Ces fantassins de l’an Quarante auraient pourtant grand besoin de se refaire les jambes. Les résultats de nos bénignes épreuves sont consternants. Au dixième kilomètre, nous avons déjà des traînards. À la moindre rampe, on souffle et on lambine comme de petits vieillards. Beaucoup, au retour, s’affalent jusqu’au lendemain sur leur paille sale, les côtes éreintées,

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