Les Décombres
ne souffriront jamais d’attribuer à quelque agilité plus particulière de l’esprit, mais au privilège de ceux qui ont eu le temps et l’argent pour s’amuser dans les livres. Les manches cerclées forment pour eux un autre monde, fermé et hostile, dont ils n’attendent, de quelque manière que ce soit, rien de bon.
Je dois avouer que mes « protégés » ne me font point la tâche facile. J’ai parlé de notre capitaine que j’abandonne volontiers au mépris jovial ou sombre de chacun. Nos aspirants essayent bien de faire ce qu’ils peuvent. Ces honnêtes blancs-becs sont trop ridiculement déplacés parmi les grognards que nous sommes, beaucoup trop timides et hésitants pour que les troupiers puissent leur accorder quelque estime. Nous avons parmi nous un sous-lieutenant de quarante ans, à médaille militaire, Le Guinilho (je ne garantis point l’orthographe) que chacun a nommé d’abord « mon adjudant » parce qu’il en réalise le type le plus achevé, qu’il en était un effectivement jusqu’au début de la guerre. Il ne relève du reste jamais la bévue. Il ne s’est point habitué à son grade, et ses rares confidents savent que les repas au mess le supplicient. Il est retenu dans notre dépôt par force et s’y ennuie à périr. J’aime sa tête bretonne, aux yeux d’acier sous le béret. Voilà un vrai soldat, avec qui j’irais volontiers sous le feu. Mais les hommes sont fort indifférents à ces considérations d’artiste. Ils ne vont pas au-delà du vocabulaire homérique de Le Guinilho, et cette gueule perpétuellement remplie de jurons sonores représente pour eux la quintessence du fayot.
L’adjudant Bertet, de carrière lui aussi, skieur émérite, au visage superbement tanné, serait peut-être dans un autre système un modèle de gradé intelligent et humain. Mais il est visiblement sans illusions sur notre vie de caserne loufoque, et ce n’est plus qu’un fonctionnaire blasé et nonchalant.
Il y a bien le commandant Thorand, cent dix kilos dans sa vareuse de chasseur, dignitaire maçonnique et bonze radical, qui jouit d’une popularité assez considérable. Disons aussitôt qu’il la cultive en invitant chauffeurs, cuisiniers et ordonnances à boire avec lui le pernod devant le Tout-Romans, chez Fayet. Nous aurons quelque peine à en faire le centurion de nos rêves.
À l’autre pôle, il y a le commandant Guglielmi, dit Spada, un ancien caporal corse, verdâtre, tout petit, avec un képi bosselé et cassé à la Soixante-Dix, de grandes moustaches noires de palikare, dans lesquelles se perd son patois caillouteux, pratiquement analphabète, d’un Courteline tellement parachevé qu’il en est à peine vraisemblable. Ridiculisé par tout l’état-major, faisant autour de lui le désert à cent mètres, il promène, solitaire, d’un bout à l’autre de la ville, sa vocation refoulée de chaouch, s’interrogeant sans fin dans sa tête naïve et féroce sur ces ordres supérieurs qui le brident désormais, se payant sauvagement sur l’ivrogne ou le bleu assez inhabiles pour venir se fourvoyer sur son chemin.
Le chien de quartier naguère pouvait faire sourire. Il devient odieux lorsqu’il rôde toujours, à six cents kilomètres des lignes où des civils en uniforme font métier de mourir. Si Spada est trop borné pour qu’on puisse lui confier mille hommes au combat, son cas n’est-il point pire encore ? Qu’est-ce que des soudards qui deviennent inutilisables le jour où tonne le canon ?
Nous avons encore cet affreux capitaine M…, guerrier des plus professionnels lui aussi, qui s’accroche depuis six mois au bureau des effectifs, qui est parvenu à en faire chasser un par un trois officiers réservistes nommés à son remplacement. Tous les bureaux regorgent d’ailleurs d’adjudants de trente-cinq ans, illettrés, bien nourris et d’une écrasante superbe, qui font campagne à haute solde entre les comptes de cordonnerie et le composteur.
Non, ce ne sont pas ces gens-là qui referont des soldats avec le troupeau sceptique et avachi que nous sommes.
Je rapproche ce que je peux observer autour de moi de tant d’histoires déjà entendues, de celles qui nous arrivent des quatre coins de la France chaque jour. Il ne s’agit vraiment plus de légende pittoresque et de gaîtés du bataillon. Quelque chose s’est disloqué dans la hiérarchie de l’armée française. Le principe irremplaçable et si beau en soi de la subordination
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