Les Décombres
délire, qu’un Ramollot frappé de fièvre chaude aient jamais pu imaginer. Les âges s’y échelonnent de vingt-deux à quarante-cinq ans. Des Kroumirs qui font leur seconde guerre, des vétérans de la classe 36 qui en sont à leur troisième année sous les drapeaux, y coudoient des anciens auxiliaires qui ne savent pas mettre baïonnette au canon. Le tiers de l’effectif est constitué par la bande des « non-instruits », que les poilus appellent l’armée de Bourbaki, ou encore la brigade internationale. C’est le surprenant assemblage des Arméniens, caves ou bouffis d’une graisse verdâtre, rongés d’hémorroïdes, d’ophtalmies, d’ulcères, affublés de loques effrangées comme des épouvantails à moineaux, à qui on désespère d’apprendre correctement même le garde-à-vous, et des vieux « alpini » et bersagliers du Piave, chevronnés et couturés de blessures. On y a adjoint le clochard russe, à qui la tambouille a rendu une apparence de vie, mais dont les genoux et les dents claquent toujours, deux espèces de brigands espagnols, plus un long sec, grisonnant et taciturne croquant des Hautes-Alpes.
Un aspirant de vingt-deux ans, charmant, timide, sportif, dans une vareuse martialement coupée et une incomparable culotte à la Saumur, vient d’échouer à la tête de l’armée Bourbaki. Il commande, tout rouge de confusion et d’une enfantine envie de pouffer, le maniement d’armes aux Arméniens qui se flanquent la crosse du Lebel sur les orteils, portent le sabre-baïonnette sur la braguette, le havresac sur les jarrets, tandis que les grognards piémontais suivent le mouvement avec une philosophie rigolarde.
On a toutefois renoncé à « instruire » Bouboule, le seul Arménien devenu populaire, un poussah grêlé, effroyablement calouche, haut comme un mousqueton, mais plus large que la barrique d’eaux grasses, expliquant dans un effarant sabir comment il ne faut pas s’en faire et ne pas chercher à comprendre, le Casimir de notre coin, comme lui aide-cuistancier de dernière classe, fonctions qu’il accomplit avec une ombrageuse dignité.
CHAPITRE XVI -
L’ÉCOLE DES GUERRIERS
En grande pompe, nous avons inauguré les travaux de campagne, dans de vagues prairies, à trois ou quatre kilomètres de la ville. Tout le monde doit travailler, mais il y a six pioches et quatre pelles pour deux cents hommes. Dix héros grattent le sol au hasard pendant que les autres sont vautrés derrière les buissons. Il s’agit de construire des emplacements de fusils-mitrailleurs. Un aspirant méticuleux s’affaire et se désole, un mètre de maçon d’une main, le manuel du gradé de l’infanterie de l’autre : « Attendez ! Attendez ! Il faut un rectangle de tant sur tant, avec tant de profondeur. » Bientôt, l’aspirant, maigre, blond et candide jeune homme, est tout seul à brandir la pioche, la sueur au front, les doigts écorchés, au milieu d’un cercle hilare et vivement intéressé de terrassiers, de laboureurs, de bûcherons qui tournent béatement leurs énormes pouces sur leurs ventres.
Le capitaine vient rehausser de sa présence nos labeurs. On ne peut se figurer plus morose ganache, portant la méchanceté et la bêtise sur une hure de vieux cocu gastralgique. Il conduit, paraît-il, à Grenoble, les destinées d’une entreprise de charrois. Il est scellé dix-huit heures par jour, parmi ses dix scribes, devant un petit bureau d’écolier. Au milieu de la vertigineuse chienlit du G. U. P., il médite le format – modèle 52bis ou 294 ? – sur lequel doit être dressé l’état des courroies de gamelle ou des plombiers zingueurs de la compagnie. La farce ne serait pas complète chez nous sans cette incarnation du règlement le plus obtus, qui déambule, importante, trois plis de hargne au front, à travers notre débandade brenneuse.
« Dans officier, il y a officiant », me disait l’année dernière l’excellent Trochu, le conseiller municipal. J’aimerais qu’il vît officier notre capitaine. C’est pour la rémission de mes péchés militaristes, de ma crédulité, de mon entêtement, que je dois être sous un chef pareil.
Les hommes, qui possèdent pour ces sortes de choses un infaillible flair, ont tout de suite compris que le ressort de ce vilain ours est la peur, et ils l’ont dénommé « le père La Chiasse ». En effet, que les soldats périssent de froid, soient vêtus comme des chemineaux, qu’ils mangent de la
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