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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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délibérément lâché la garde, passé la nuit au bordel, et pour être plus sûrs de leurs prisonniers, il les ont emmenés avec eux chez les garces, y compris un espèce de sinistre fou muet, déserteur en prévention de conseil de guerre, qui la veille s’était rué sur une sentinelle couteau au poing.
    L’indiscipline est partout, irrémédiable, à la fois sournoise et absolue. Sur les rangs, en armes, les hommes du bout de la colonne s’assoient sur une caisse, sur un vieux bidon de pétrole, la cibiche aux lèvres, le fusil entre les jambes, pendant que l’on fait l’appel. La présence d’un capitaine n’y change rien.
    La palme revient certainement à deux compères inséparables, l’un grand, épais, noiraud, avec une énorme voix gargouillante et placide, vêtu d’oripeaux d’un bleu délavé, couverts de graisse et de suie, l’autre porteur d’un museau pointu de renard, tout en crins jaunes et raides, rusé, joyeux et prudent, une vraie figure de fabliau dans une gigantesque capote caca d’oie qui balaie presque le sol. Ils se sont arrangé une thébaïde au fond d’un hangar à bois et à charbon. Ils y coulent leur cinquième mois de sieste, hirsutes, incroyablement mâchurés, cassant avec animation deux bûches par jour pour les gradés qui viennent à passer par là. Personne ne les a vus une seule fois tenir un fusil, apparaître dans les rangs. Mais ce n’est encore rien. Depuis le début de la guerre, chaque soir les deux lascars se faufilent dans un train, vont coucher chez eux du côté de Tullins, à quarante kilomètres, et reviennent au petit matin.
    Chaque samedi, au rapport, les officiers distribuent quatre permissions de vingt-quatre heures, et rappellent d’une voix grondante les foudres réservées aux contrevenants. Les troupiers, l’œil mi-clos, le dos voûté, écoutent respectueusement cette terrifique harangue : « Trente jours de prison… Passer le falot… Bataillons disciplinaires… Départ immédiat en ligne. » Une demi-heure plus tard, cinq cents Alpins se bousculent à la gare, cinq cents autres sont postés musettes aux flancs, aux stations d’autocars. Le dimanche, sur les quatre bataillons de Romans, on ne réunirait pas l’effectif d’une demi-compagnie. Et il en est de même à Lyon, à Paris, à Romorantin, à Issoire, en Champagne, en Picardie, en Gascogne, en Poitou. Deux jours par semaine, le tiers de l’armée française prend de l’air. Aucun code, aucun châtiment ne sauraient prévaloir contre cette tranquille et invincible marée d’indépendance. Toutes les gendarmeries réunies de l’univers n’y suffiraient pas. Il faudrait muer tous les états-majors en conseils de guerre, toutes les casernes en prisons, et affecter cinquante divisions à leur garde. Faute de quoi, toute la majestueuse hiérarchie militaire ferme les yeux sur quinze cent mille cas chroniques d’absence illégale et de désertion en pleine guerre.
    Ainsi, l’armée Daladier retourne irrésistiblement à l’état de la horde démocratique, des informes troupeaux de toute décadence, où le soldat-citoyen met aux voix l’ordre de bataille et retourne chez lui quand la soupe n’est pas bonne. Militaires et civiles, les hautes puissances de la République sont muettes et tremblantes devant ces électeurs en kaki.
    On n’est pas davantage capable de les vêtir que de les loger et de leur parler, mais on se risque encore moins à les commander.
    Cette guerre est tellement inintelligible qu’on est déjà fort émerveillé que les hommes veuillent bien rester plus ou moins à leurs places, revenir nonchalamment après leurs petits tours de liberté. Ils restent, ils reviennent parce qu’ils ont sur leurs épaules cent cinquante années de « guerres du peuple », de service militaire obligatoire. C’est une hérédité que l’on ne secoue pas en un jour. Neuf Français sur dix ont dans le sang un second métier, celui des armes. Cet atavisme nous a sauvés vingt-deux ans plus tôt et pourrait sauver toujours bien des choses. Encore faudrait-il que les hommes pussent faire ce métier, au lieu de la parodie qui s’étale sous leurs yeux.
    * * *
    Après cinq mois de G. U. P., dont les fascicules bleus n’ont connu que les dernières semaines, après cinq ou six cents rassemblements, autant d’appels et quelques milliers de notes de service, notre compagnie forme le monstre le plus insane, le plus hétéroclite qu’un capitaine d’habillement en

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