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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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militaire y joue au rebours des valeurs réelles. La discipline rigide, avec tout ce qu’elle pouvait avoir de nécessaire, s’est affaissée. Mais ce qui s’y est substitué est pire que les brutalités les plus injustes. C’est la barrière des classes, ce sont les préjugés sociaux transportés parmi les uniformes. Entre les hommes de troupe et les gradés de toutes espèces, généraux, officiers, sous-officiers de métier, les rapports sont trop souvent ceux du prolétariat et de la bourgeoisie, grande, moyenne et petite, du dépouillé et du possédant, non plus à la mode autoritaire et violemment triomphante, mais à la mode du capitalisme démocratique, ouvriers avilis, patrons lâches mais enfermés dans leur égoïsme et leur morgue étriquée, la haine ou l’ignorance séparant plus que jamais les deux camps.
    J’entendais l’autre jour près de moi chez Fayet de tout jeunes officiers qui parlaient armée, fils de fabricants ou de commerçants riches de la province, plus ou moins bacheliers apparemment. Le premier disait : « Si, je vous l’assure, il y a quelquefois parmi les deuxièmes classes des gens très bien. » Les autres se récriaient à grand bruit, comme sur un propos d’une anarchique indécence. Petits benêts, mais affligeante méthode que l’éducation militaire qui peut les laisser libres de penser aussi niaisement.
    Je ne veux rien outrer ni généraliser. Mais autour de nous et de cent de mes camarades dispersés du Nord au Sud, c’est l’évidence que les officiers ne savent rien de nos vrais besoins, tant physiques que moraux, et ne font rien pour les découvrir. Je connais bien certain capitaine de chasseurs, ancien notaire, aujourd’hui sur le front, je suis sûr qu’il est capable de se pencher sur le sort de ses petits poilus, non pour les dorloter mais pour les avoir dans sa main, les tremper, les unir, en faire des hommes de combat. Je ne veux pas douter qu’il en soit ainsi dans le dessus du panier de l’armée française. Mais encore une fois, la moitié de cette armée est une masse informe. C’est elle que je connais et dont je parle ici. L’énormité de son poids mort m’effraie. Que ne risque-t-il pas de peser dans les destinées du pays ?
    Dans cette tourbe, l’inertie est la règle. J’ai vu celle des hommes. Celle de leurs chefs n’est pas moindre. Ils se laissent glisser au gré des loisirs imprévus, de l’oubli des affaires et des querelles conjugales, plus crédules que le troupier sur le chapitre de la victoire sans batailles, parce qu’ils ont le tort de lire et qu’ils connaissent des truismes, des précisions techniques et des chiffres. Le résultat est le vaste abrutissement d’une vie de caserne où l’on ne fait même plus l’exercice.
    * * *
    Je loge depuis quelques jours, nanti d’une autorisation presque régulière, chez M. Barnarat, qui tient un vaste et poisseux café dans le centre de Romans. J’y partage un taudis obscur, idéal cependant auprès du G. U. P., orné de nus de femelles découpés dans Paris-Flirt, avec mon ami Mouton, cordonnier à Saint-Vallier, qui nourrit l’ambition contrariée mais tenace de se faire embaucher chez le maître bottier.
    M. Barnarat, Lyonnais d’origine, offre un type superbe de citoyen démocratique. Son emploi du temps quotidien mérite une petite narration.
    Levé sur le coup de neuf heures, M. Barnarat commence à se traiter par deux ou trois chopines de vin blanc. Vers onze heures et demie, il consulte son horloge et proclame que l’instant des apéritifs sérieux a sonné. Homme de règles et de principes, il a sa marque de pastis, dont le choix a été le fruit d’une longue expérience, qu’il fait venir de loin, et qu’il est seul à boire dans Romans, où l’on fabrique une douzaine d’anis considérés. Il en étanche cinq ou six verres jusqu’aux environs d’une heure et demie où il rompt le pain, en débouchant du Beaujolais. Le déjeuner ne va point, cela s’entend, sans une bonne demi-tasse de marc ou d’armagnac. M. Barnarat s’autorise le petit verre avec la clientèle jusqu’au moment où il se rend à sa partie de boules, qui occupe le principal de son après-midi. Avec les boules, le vin rouge du pays est obligatoire. Il ne m’a pas été donné d’estimer en personne par quel nombre de pots M. Barnarat lui rend hommage, mais je lui fais confiance, d’autant que le jeu de boules est altérant. Je ne parle naturellement point des jours de

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