Les Décombres
championnat, où le gosier de notre héros défie toutes les statistiques.
Aux alentours de six heures, M. Barnarat regagne son café. Un cercle d’amis fidèles l’y attend pour célébrer le sommet de la journée, le grand, véritable et solennel apéritif. C’est le moment où, volontiers, M. Barnarat entame le récit de sa dernière campagne, qu’il a faite en septembre en qualité de lieutenant de garde-voies entre Saint-Vallier et Saint-Rambert d’Albon. Il a été renvoyé à ses foyers au bout de trois semaines, et son amertume s’exhale chaque soir à neuf au quatrième verre de son pernod. Car je n’ai point besoin de dire que le pernod préside la séance. M. Barnarat, je le jure, ne sera point quitte qu’il n’en ait vidé ses dix verres où l’eau tient la moindre part, et la tablée du compère lui tient tête vaillamment. Chacun a son cru de pernod favori, mais la purée d’absinthe est de même couleur dans tous les verres. Un seul des chevaliers n’y goûte point. Tourmenté par ses viscères, il avait vu un docteur qui lui dit : « Supprimez votre pernod. » Il s’est donc mis depuis au noir mandarin. Je dois dire pour l’histoire que de toute la compagnie, il est de loin le plus maltraité, la face lie de vin, bavant, la main tremblante, ouvrant péniblement un œil strié et glaireux, d’un gâtisme accusé à moins de quarante-cinq ans.
Le ton s’échauffe et s’envenime. Bousculant l’homme au mandarin dont la salive file, les buveurs s’affrontent, se vouant mutuellement à la mâle mort. M. Barnarat vitupère l’intolérance religieuse à la face du tailleur, qui lui réplique par une diatribe forcenée sur la quadrette victorieuse au concours de boules de Pâques 1925.
On boit la tournée de la réconciliation vers neuf ou dix heures ! Il n’est point si rare que la cérémonie se prolonge jusqu’à minuit, et non plus qu’on atteigne le quinzième ou vingtième pernod. M. Barnarat s’en va manger la soupe avec quelque morceau dûment arrosé de boudin ou de caillette. Enfin, avant de clore sa porte, il vide avec les derniers clients quelques couples de demis bien tirés, qu’il entremêle plaisamment d’un ou deux chasse-bière, à moins que les bouchons de champagne ne sautent en l’honneur d’une « Fanny » retentissante, d’une belote magistrale ou de quelque autre grand événement.
Il me faut confesser que cet éminent éclectique a pu aborder la soixantaine avec la pupille alerte, le pied encore léger, la taille cavalière, le poil dru et brillant. On a pu voir toutefois qu’il est ménager de ses forces. Sa femme, levée à l’aube, debout quinze heures durant et qui ne boit que de l’eau minérale, porte sur son échine lasse et sa figure flétrie tous les stigmates des maux épargnés à son maître et seigneur.
* * *
Il est dommage que l’armée ait remercié le lieutenant Barnarat de ses bons services, au lieu de l’adjoindre par exemple à l’état-major de notre intrépide G. U. P. Mis à part son tempérament, d’un acier incorruptible, il en serait le vivant fanion, le digne symbole.
À la vérité, ce sujet est plutôt navrant. J’ai voulu croire à des accidents, à l’honorable tradition du pinard, roi des guerres françaises. Les dieux savent que personne ne rechigne moins que moi au piot lorsqu’il est de franche cuvée. Une pocharderie harmonieuse, deux ou trois fois l’an, me semblera toujours un convenable moyen d’éclairer l’existence et de se rafraîchir la tête. Le cher Romanais Vossier a compensé mes brouets militaires par quelques frairies de saucissons en croûte et de poulardes à la crème, où le liquide valait le solide, ce qui n’est pas peu dire. J’aime que le bon curé Rousset ne soit en rien abstème. J’ai blagué volontiers mon ami Georges Blond, qui se voue aux inquiétantes chimies des jus de fruits, de ses campagnes vengeresses contre le pastis. Il faut croire que je vivais réellement fort loin de l’haleine populaire de la France. Hélas ! je la connais maintenant.
Le vin, avec sa séquelle, est devenu chez nous le grand fléau de la guerre. On comprend trop vite qu’il était déjà un des fléaux de la paix. Mais notre vie croupie l’a étendu et aggravé d’incroyable façon. L’espoir du litre ou du verre est décidément l’unique ressort capable de redresser ce bataillon d’affalés.
À peine viens-je de nouer une amitié qu’elle sombre dans la vinasse.
Weitere Kostenlose Bücher