Les Décombres
J’échangeais quelque propos amer et salubre avec ce brave homme. Deux heures plus tard, je voudrais en reprendre le fil. À la place du sage sentencieux et paisible, je retrouve un pantin qui me rote dans le nez. Mon bon copain Cléry, le caporal philosophe d’une nuit où il fut miraculeusement à jeun, s’est révélé bien vite comme un poivrot chronique. Badot, l’affectueux marlou, peut lui tenir compagnie. Magnat, le caporal fantôme, retrouvé au fond d’une prison villageoise, cuvant on ne sait combien de décalitres, est un morne animal dont on ne tire pas vingt mots intelligibles par jour. Et celui-ci, et celui-là…
Les paysans naguère s’en tenaient peut-être à l’aramon, laissaient aux ouvriers et aux employés des villes le privilège des bistouilles distillées. Mais l’égalité s’est faite, les prédilections se sont confondues. Les hommes se saoulent à mort, sauvagement, en vingt minutes, avec n’importe quoi.
Nos cantonnements sont peuplés de déchets alcooliques, de nabots dégénérés, déjetés, ravinés, parmi lesquels comptent comme par hasard nos deux seuls Marseillais, deux ignobles guenilles humaines. Ces misérables, cuits déjà dans le ventre de leur mère, sont à ce point imbibés et ravagés qu’au troisième quart de vin ils chancellent, hagards. Et pourtant, ils entonnent leurs huit et dix litres par jour. Sur leurs culottes fangeuses, leur vomi d’hier rejoint en traînées violâtres celui de l’avant-veille. Sur leurs faces de gnomes hébétés, la sanie s’agglutine en croûtes à la boue des ruisseaux où on les a ramassés. Ils sont effrayants et pitoyables. Mais les chambrées s’en tordent les côtes. Il n’y a pas de personnages plus populaires, voire plus admirés.
N’importe quel bavardage tourne invariablement à des récits de dégueuleries. Les seuls exploits mémorables sont des records de brutes, vingt-cinq pernods, trois litres de marc à deux. On ingurgite l’anis par purées compactes, à pleins verres, avec un haut-le-cœur entre chaque goulée. C’est le vice morose et mécanique dans toute son imbécillité.
Il semble que l’alcool ait brûlé jusqu’à leur sève. Je sais que la biffe n’a jamais été une favorite de la Vénus des camps. Mais on ne peut imaginer, pour les amours militaires, plus parfait paradis que les rues de Romans, où frétille une nuée de petites ouvrières pimpantes et toutes chaudes. Quelle que soit la concurrence d’un groupe d’aérostiers parés de l’irrésistible casquette, l’occasion est innombrable et des garces de seize ans viennent relancer les troupiers jusque dans les guérites. Pourtant, les couples sont rares, la gaudriole bien platonique et bien tiède parmi les monstrueux hoquets de l’ivrognerie. Même au casse-bretelles, les hommes font beaucoup moins de mal aux pensionnaires qu’à la cave. Boire le coup est moins fatigant que de le tirer… L’effort de la saccade lui-même devient excessif pour les reins de ce peuple qui s’abandonne.
* * *
J’ai eu cette semaine quelques heures de vrai plaisir, où tous les charmes vivifiants de l’armée m’avaient reconquis.
Nous sommes partis pour une marche-manœuvre d’une trentaine de kilomètres. Le portail du cantonnement s’est ouvert sur notre colonne bigarrée qui n’a jamais été si longue. Pour une fois, tous les tire-au-flanc ont été débusqués et tout le monde a l’air de marcher du meilleur cœur. Nous échappons pour un jour entier à la pestilence des troquets et de nos écuries. Le matin est sec et ventilé [, l’allure un peu lourde, un peu lente, mais solide]. Les Arméniens hurlent des scies monotones et exotiques, étranges « Auprès de ma blonde » de cette guerre, mais ils trottent ma foi ! comme des bourricots. Ce matin, sans y regarder de trop près et avec un peu d’optimisme, on pourrait presque les prendre pour des espèces de soldats.
On abat quinze à dix-huit kilomètres sans trop de béquillards. Je l’ai toujours pensé. Que les hommes soient secoués, qu’ils marchent au coude à coude et les voilà sauvés. À travers boqueteaux et fossés, la manœuvre commence, aussi classiquement indéchiffrable qu’il se peut. C’est notre illustre capitaine qui a conçu le thème. Il s’y est si magistralement pris que l’assaillant qui devait forcer les positions détale à toutes jambes après cinquante mètres d’attaque, tandis que vingt assaillis lui font une poursuite acharnée
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