Les Décombres
et que le gros de la résistance l’attend de pied ferme, mais en lui tournant résolument le dos. On nous a distribué des paquets de cartouches à blanc. On en profite pour fusiller aussitôt le capitaine. On organise aux quatre coins de l’horizon une pétarade qui consomme la ruine de toute sa stratégie. Peu importe. On court, on saute, on prend l’air.
La soupe chaude apportée par une camionnette nous attend dans les hangars du village voisin. On a rempli les bidons aux portes de quelques fermes. Quatre gamines de quinze ans font les belles à bicyclette, et des grisons à ceux de la classe 36, la compagnie n’a plus d’yeux que pour ces paires de mollets nus. Nous sommes une bande d’écoliers qui éprouvent l’allégresse physique d’avoir fait jouer leurs poumons et leurs muscles, et viennent même de trouver l’ordinaire possible.
Une petite demi-heure de sieste et qu’on reparte. Mais les officiers gueuletonnent à huis clos. Un pousse-café n’a jamais tué un fantabosse. En un clin d’œil, les six bistrots de l’endroit sont bondés. Les officiers digèrent. La halte s’éternise, les chopines couvrent les tables. On boit à la régalade au milieu de la rue, on boit assis sur les trottoirs. Les officiers gagnent enfin une conduite intérieure, nous déléguant un aspirant émerillonné. On compte à vue d’œil sous les casques cent pochards. Il faut rentrer à bras, traîner sur les genoux les plus mûrs. Nous semons les autres zigzagants et vociférants sur trois kilomètres de route. La compagnie est enfin restituée à sa porcherie, titubante, hoquetante, ayant fait son plein de chaque soir.
Je suis rempli de lassitude. Rien ne peut plus la chasser. J’étais arrivé à l’armée en apportant avec moi, bagage assez cocasse, mon goût d’amateur de vie militaire, disons mieux encore, de dilettante. Je vois devant ce mot la mine scandalisée des professionnels de tous grades. Mais chacun donne ce qu’il peut. Je ne saurais offrir, et ce n’est point ma faute, un élan patriotique. Il m’a bien fallu mettre, non sans peine, mon patriotisme au placard, puisqu’il ne conçoit et ne réclame que la paix. Mon dilettantisme est beaucoup plus utilisable que presque tout ce que j’ai vu autour de moi, apathie, fainéantise, sournoise rébellion. Il suffirait pour me préparer convenablement à un certain nombre d’éventualités, dangereuses tant pour le pays que pour ma petite personne, et je ne vois pas que l’on puisse exiger davantage de moi. Mais je suis bien bon de justifier ce dilettantisme. Il faut croire qu’il est lui-même encore superflu, puisqu’il n’a pas jusqu’ici trouvé le moindre emploi.
Il est fort découragé, et vraiment il ne me reste plus grand-chose, hormis les térébrantes pensées qui reparaissent : nous sommes en train de crever dans cette guerre comme des enlisés dans des sables, il est impossible de la faire, il est encore moins possible de s’en dégager.
Je rencontre parfois au café Fayet un charmant petit aspirant, Gruffaz, qui vient des zouaves. Il a vingt-trois ans. C’est un lecteur fidèle de nos journaux. Il fut ardemment munichois et antijuif, ce qui ne l’empêcha point, lui Savoyard, d’être ravi de son retour chez les alpins. Je lui dois mes dernières velléités d’esprit de corps. Il est crâne, impatient du risque et sceptique en même temps. Mais lorsque je veux l’entraîner vers les plus cruelles lumières, il se dérobe. Il ne peut supporter l’aspect de ces réalités.
J’entends, toujours chez Fayet, de nouveaux aspirants et jeunes sous-lieutenants, venus pour l’instruction des « bleus ». Ceux-là sont, sans la moindre nuance, casoar, gants blancs, plaies et bosses et cors de chasse. Il m’est impossible de ne pas les trouver horripilants. On leur a crié : « Guerre », et cela a retenti sur leurs épidermes comme des baguettes sur la peau d’âne. Pas un atome d’idée derrière ce mot. Leurs têtes sont des échos, des tambours. Sans eux cependant, il n’y aurait aucune armée concevable, ce sont pour la patrie les meilleurs instruments de la conquête ou de la défense. Oui, mais dans cette guerre, nous n’avons rien à défendre ni à conquérir. On a le sentiment que sans ces fiers étourneaux, l’absurde aventure ne serait pas possible. Et ce n’est point, après tout, une vue si simpliste.
* * *
Dans les guerres à peu près cohérentes, un cas comme celui de notre G. U. P. était
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