Les Décombres
l’ont si bien compris qu’un coup de pioche est devenu un événement dans leur équipe.
Pour le reste, on vaque à la garde de quelques mystérieux petits postes et au train-train de notre subsistance. Les cuistots mis à part, et trois ou quatre scribes, si les cinq cents hommes du bataillon fournissent deux cents heures de travail effectif par jour, c’est assurément un record.
J’oubliais les musiciens ! Le commandant Boudier est un amateur fanatique de pas redoublés. Il a constitué une musique d’au moins quarante instruments. Sur les airs de Sidi Brahim, de Pan Pan l’arbi, du Boudin de la Légion, elle souffle et bat à longueur de journées l’épopée du Cinq-Quatre cent quarante. Le commandant qui gagne son bureau s’arrête sous la fenêtre où les cuivres mugissent, et le poing sur la hanche, la moustache bravant le ciel, sourit orgueilleusement au rêve qui passe, comme dans le chromo de Détaille.
L’énorme quadrilatère des casernes, outre notre bataillon, est rempli par des lambeaux d’unités disparates. Vingt-quatre trompettes d’artillerie logent en dessous de nous, énormes gars de vingt-deux ans, mieux planqués que dans un îlot de la Polynésie. En face, ce sont les innombrables muletiers d’un bataillon de forteresse, presque tous des conscrits, les résidus de deux bataillons de chasseurs, d’un régiment régional, de l’autre côté de la rue je ne sais plus quelle compagnie hors rang. Tout ce monde vit les mains dans les poches, passant dix heures à étriller un mulet, à récolter pour M. Reynaud deux douzaines de boîtes de conserves qui forgeront « l’acier victorieux », à scier une brouette de bois pour les cuisines.
Pour armes, chez nous, aux pionniers, nous possédons théoriquement une brassée de flingots et de mousquetons de tous âges, avec lesquels nous risquerions sans doute de nous faire mal, puisqu’on les tient sous verrous aux magasins. Cet arsenal est complété par deux fusils-mitrailleurs 1916 hors d’usage.
La besogne essentielle est devenue la cueillette des pissenlits. Des compagnies entières s’égaillent à travers champs, de midi au crépuscule. Avec des anchois et des œufs durs, on confectionne des salades pantagruéliques. On voit sur tous les chemins des kyrielles de mitrailleurs, de sapeurs, d’artilleurs, de tringlots aux besaces gonflées de verdure. Toute l’armée des Alpes est mobilisée pour le ramassage des pissenlits.
Enfin, pour se remettre de ces labeurs, on boit, en chambrée, aux cuisines, au mess des sous-officiers, où l’on débarque les caisses d’apéritifs par pleins camions, au chalet, aux bistrots de la gare, de la route des sanas, de la Gargouille, de la Citadelle. L’obsession du pinard nous a poursuivis. Nous redescendons maintenant chaque midi de la mine avec notre plein de vin blanc. J’ai bientôt fait connaissance avec les plus illustres poivrots. Leurs exploits composent une geste inlassablement chantée. Les licheurs de pernod romanais étaient des raffinés auprès de ces rustres haut-alpins qui puent perpétuellement la cuve à quinze pas. Le planton du bureau est mûr tous les matins à huit heures, et il n’est pas le seul. Le corps de garde au complet s’est saoulé avant-hier à rouler par terre. Dans ma section, le distingué Chiron n’a pas désempli depuis dix jours. Entre autres fantaisies, ce gentleman, quand il est de chambre, compisse en zigzags le plancher avant de s’armer du balai.
L’exemple, il est vrai, vient de haut. Nos propres officiers et les commandants, les capitaines des troupes de forteresse ont été sans doute d’admirables soldats au cours de l’autre guerre. Ils l’ont tous faite dans les divisions alpines, aux chasseurs, au Quinze-Neuf, au Cent Quarante, et les initiés savent ce que cela veut dire. Mais aujourd’hui, la cinquantaine approchant ou dépassée, ils considèrent que cette nouvelle campagne est pour eux comme un temps de vacances. Il y a bien assez de cadets pour la gagner, puisque les casernes en sont remplies. À eux la grande liesse militaire. C’est leur tour.
Il se peut. Mais il existe certainement des spectacles plus édifiants que celui de ces vétérans dont certains doivent être grands-pères, qui courent les femmes de leurs sous-officiers, voire les pucelles briançonnaises, frottent dans les dancings, devant un parterre de soldats, leurs bedaines aux nombrils des gaupes platinées, se font claquer en public par des
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