Les Décombres
demoiselles dégoûtées ou honnêtes, arpentent en battant les murs les rues de notre ville.
Une des compagnies de notre bataillon est commandée par un minuscule basset de capitaine, ancien héros d’un bataillon de chasseurs, qui se présente ainsi : « Un mètre cinquante-quatre, sept citations, trois blessures. » Il ne craint point de s’exhiber chaque soir à la Chaumière, la boîte en vogue de Briançon, gambillant une espèce de polka d’ours de son cru, aux bras d’une monumentale moukère dont sa tête atteint les nichons, tandis que son ami B… siffle le champagne entre deux filles. Les deux compères, l’autre jour, sont arrivés au quartier saouls à tomber. Afin que nul n’en ignorât, ils ont éprouvé dans cet état le besoin de passer la garde en revue, ils ont tangué pendant une demi-heure au travers de la cour, en s’insultant, s’embrassant, se bourrant les côtes et les épaules, sous les yeux de cent poilus ravis qui se pressaient aux fenêtres.
Un seul des officiers que je connaisse fait exception à cet affaissement. C’est notre capitaine de Bardonnèche. Les troupiers qui nous ont chanté sa louange sont bons juges. Ce n’est point que j’éprouve un bien vif penchant pour ce maître d’école qui s’est poussé dans les eaux du régime. Il y a chez lui du Homais retouché selon le style Blum. Il se fait des nationalistes un puéril épouvantail. Je reste ébahi de la grossièreté et de la confusion des idées, chez cet homme qui a fait une véritable carrière en politique et que tout un canton consulte et admire comme une lumière de sagesse. Il se déclare respectueux de toutes les convictions, apparemment pour innocenter les communistes, mais voue sans distinction toute la droite au poteau. La vertu de conviction ne saurait probablement exister pour lui sans la foi dans les immortels principes.
— Alors Rebatet, me crie-t-il, venez donc me parler un peu de votre Maurras, ce salaud qui insulte les gens dans leur vie privée.
Ou encore : « Ça doit vous plaire, l’hitlérisme, à vous qui êtes de l’ Action Française ? » Impossible de lui expliquer quel’ Action Française est au contraire d’une germanophobie aveugle et maniaque et que j’y fais justement figure d’hérétique. Pour de Bardonnèche, je suis à la fois un traître munichois et un affreux belliciste. Voilà l’un des hommes choisis pour former la tête des enfants et qui pourrait devenir à la Chambre un des arbitres de nos destinées.
Mais le capitaine de Bardonnèche est ici le seul officier que l’on voie sur les chantiers. En dépit de sa légion d’honneur et de ses citations, il est antimilitariste. Il a fait toute l’autre guerre au 52 e d’infanterie, avec bravoure, mais dans des sentiments que je comprends d’ailleurs bien. « Les poilus ont été des héros et des martyrs sublimes, dit-il. Leurs chefs étaient des imbéciles, les généraux des ganaches et des assassins. » Il affirme cela devant n’importe quel troupier, et sans doute il a tort. Mais il est sobre. Il est à sa tâche de sept heures du matin à sept heures du soir, beaucoup moins parmi les paperasses qu’il lit ou signe d’un trait que la pèlerine sur le dos, les godillots aux pieds, courant par monts et par vaux dans la boue et la pluie, visitant les travailleurs, si l’on peut dire, et les postes écartés de sa compagnie. Il comble évidemment de faveurs ses électeurs de Largentière. Mais il veille à la santé, au moral et au ravitaillement de tous. Il sait tempêter auprès des fossiles et des trafiquants de l’Intendance pour avoir toute la ration de tabac de ses hommes. Il inspecte chaque jour les cuisines. Je n’ignore pas les tares et les responsabilités des instituteurs. Je déteste leur sectarisme, leur obtuse vanité. Mais de toute la campagne, je ne connaîtrai que trois hommes qui fassent consciencieusement leur métier d’officiers de troupe. L’un d’eux est l’instituteur de Bardonnèche, les autres, deux de nos aspirants de Romans, instituteurs eux aussi. Ces antimilitaristes auront été des soldats plus honnêtes et plus utiles que les officiers bourgeois, croix de feu et déroulédiens.
* * *
J’ai tout loisir d’étudier le capitaine de Bardonnèche. Après quelques semaines à la mine et au sciage du bois, il m’a embauché dans le bureau de sa compagnie. Le travail n’y est pas mince. Avec la gamme infinie des hautes paies, des indemnités, les
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