Les Décombres
docteur ès lettres, parlant dix langues, dont le danois, le suédois et le finnois, ayant vécu des années dans les pays nordiques, n’avait encore pu être arraché, depuis la mobilisation, à une batterie antiaérienne enterrée du côté de Meaux.
Il avait fallu l’arrivée d’un brave garçon de deuxième classe, capable de travailler quinze jours avec méthode, pour que le Grand État-major Général connût enfin ces précieux serviteurs. L… s’était jeté dans sa besogne avec fougue. En huit jours, il avait déblayé la moitié de ses dossiers enchevêtrés, établi une foule de fiches qui constituaient un répertoire complet et pratique. À nous deux, nous n’allions pas tarder à en voir le bout. Pour la première fois depuis mon incorporation, j’avais le sentiment de faire quelque chose d’utile. J’avais tout de suite beaucoup aimé L…, Parisien naturellement enthousiaste, gai et vif, type délicieux que l’émigration auvergnate et bretonne a raréfié, ayant le charme, la sagacité, la virtuosité et la délicatesse des vieux artisans dont il continuait le beau métier, depuis trop longtemps au service des Juifs pour ne pas être vigoureusement antisémite.
À côté de nous, deux camarades, S…, administrateur d’un grand café des Champs-Élysées, et V… ? assureur cossu, l’un et l’autre également deuxièmes classes, se livraient avec d’autres milliers de fiches à un interminable et épuisant pointage d’unités bulgares, roumaines, grecques, espagnoles, turques qui exigeait, à première vue, les connaissances militaires et la collaboration de cinq ou six capitaines brevetés. Dans l’espèce de chambrée, remplie de lits réglementaires, de casques, de masques à gaz et de gamelles, qui nous tenait lieu de bureau, il y avait encore un petit vieillard gris et sec, répondant au nom de M. J… Il traduisait environ cinquante lignes d’anglais par semaine et le reste du temps lisait le journal ou des romans policiers. C’était un employé attitré et appointé du S. R. depuis quelque vingt ans.
L’adjudant du matériel, sinistre brute alcoolique, ayant jugé opportun de nous ôter notre table après un pernod plus tassé que d’habitude, nous nous étions mis en quête, L… et moi, de deux tréteaux et de quelques planches qui pussent en tenir lieu. Nos investigations, fort laborieuses, nous avaient conduits dans les sous-sols du 5 e Bureau. Au fin fond d’une cave, sous le vague rai de lumière d’un soupirail tendu de toiles d’araignées, parmi les échafaudages d’énormes registres à demi dévorés par des rats, des entassements maurrassiens de dossiers noircis et de paperasses jaunies couvertes d’un pied de poussière, s’affairait un surprenant militaire au crâne pointu et pelé, un lorgnon branlant au bout d’un museau de fouine. C’était un Russe, parlant paraît-il n’importe quelle langue, hormis le français en tout cas, le grand spécialiste chez nous des questions militaires soviétiques.
* * *
Nous trouvâmes bientôt un matin les figures de nos officiers longues d’une aune. Ils s’abordaient à voix basse. Une atmosphère de funérailles régnait dans les couloirs. Une dépêche de Londres venait d’annoncer la faillite de l’opération de Norvège et le réembarquement des soldats anglais et français. La veille encore, les nouvelles de là-bas étaient claironnantes. L’aventure se terminait par la plus cuisante gifle : « Quelle catastrophe ! » me dit le capitaine V… furieux. Un petit frisson de jubilation me courait spontanément à fleur de peau. Je ne songeai pas à le réprimer. Je n’en éprouvais aucun remords. Je n’allais pas me sentir battu dans la guerre de Churchill et de Reynaud, me forger des scrupules parce que la plus aberrante invention de ces deux gredins faisait long feu. Le camouflet marquait la joue du sinistre petit pantin de la route du fer. Eh bien ! nous allions au moins être débarrassés de ce salaud. On ne s’était tout de même pas figuré que l’on gagnerait la guerre dans les montagnes de Trondheim !
L… et moi, nous poussions sans relâche notre collection de candidats au S. R. Nous admirions le nombre énorme d’ecclésiastiques volontaires pour l’espionnage. Nous tâchions de percer le mystère Gastambide, un candidat que nous retrouvions tantôt lieutenant de chasseurs, tantôt dans les sapeurs, d’une si étrange ubiquité que nous n’avions pu encore
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