Les Décombres
grades, flanqués de quelques dames dactylographes, y gardaient un insondable amas d’archives en caisses. Cette garnison était recluse dans l’enclos du parc et se consacrait essentiellement pour l’heure à la cueillette du muguet. Un jeune lieutenant chimiste, assisté d’un jardinier, se livrait sur l’évier d’une cuisine, parmi des soucoupes ébréchées et de vieux saladiers, à des recherches d’encres sympathiques et de révélateurs, avec une foi énergique mais dont il m’avoua qu’elle n’avait point jusqu’ici reçu de récompense. Il m’emplit une valise des précieux tampons que je venais quérir. Les trois quarts de ces superbes accessoires dataient du Reich d’avant Hitler, de l’occupation allemande en Belgique et dans le Nord. Il y avait même une collection complète de timbres russes aux armes impériales. Je me hâtai de ficher minutieusement les empreintes de ces souvenirs historiques, puis je m’attaquai avec plus de vaillance que d’espoir à un relevé monumental des gares-frontières européennes et de leur vraisemblable régime.
* * *
Le capitaine V…, en rentrant au bout de six jours, parut suffisamment satisfait de mon activité.
— Les nouvelles sont bonnes pour nous, me dit-il. Nous ne moisirons plus beaucoup ici. Je vous emmènerai avec moi. Je pense que vous êtes capable d’étendre un bonhomme au pistolet à travers votre poche en cas de besoin. En gros, il est question d’aller chambarder un peu les pétroles roumains. Nous serons cinq ou six. Du joli sport.
J’avais ainsi confirmation du fameux projet que les experts et stratèges se confiaient dans le creux de l’oreille depuis plus d’un semestre. Cinq ou six dynamiteurs pour une entreprise de cette envergure ! Je me permis un haut le corps expressif. Mais le capitaine sourit de mon ignorance.
Cette petite scène paraîtra sans doute invraisemblable. Moi-même, après dix-huit mois, en y songeant, j’arrive à douter de sa réalité. Pourtant, je puis en jurer sur mes oreilles.
— Au fait, reprit le capitaine, vous allez lâcher provisoirement les passeports.
— ’est dommage, mon capitaine. Je commençais à avoir quelques lueurs sur la question. Je connais déjà tous les postes allemands qui sont fermés.
— Très bien, mais vous reprendrez ça après. Il y a quelque chose de plus important. Il faut aller dépanner L… qui est dans un gros travail.
L… était un charmant garçon, dessinateur dans le civil chez Van Cleef, les bijoutiers juifs de la place Vendôme, et qui venait de débarquer un peu avant moi au 5 e bureau par je ne sais plus quels hasards, après un mélancolique hiver dans un régiment de défense passive. Je le trouvai attelé à un butin de paperasses presque aussi haut que celui que je venais d’abandonner.
Il s’agissait, sans plus, des états nominatifs et des dossiers de tous les officiers de l’armée française susceptibles d’être utilisés par le S. R. Ces documents avaient été réclamés d’urgence à toutes les unités dans la première semaine de la guerre. Depuis l’automne précédent, ils avaient dormi en tas dans différentes armoires de l’avenue de Tourville. Ce grimoire fourmillait de personnages inestimables. On y découvrait plus d’un millier de polyglottes accomplis, une centaine d’hommes parlant, comme le français, le russe et la plupart des langues slaves, davantage encore sachant aussi bien les langues Scandinaves, dans ce moment où nous nous battions en Norvège ; des voyageurs, des diplomates, des écrivains connaissant sur le bout des doigts les milieux politiques de dix capitales, des spécialistes de toutes les grandes industries, des volontaires fanatiques ayant déjà rempli dans l’Allemagne ou l’Italie du temps de paix plusieurs missions pour le Deuxième Bureau, accompli des stages d’officiers de renseignements, voire travaillé au S. R. dans l’autre guerre. Il y avait même quelques simples soldats aux compétences et aux titres si éclatants que leurs colonels les avaient fait porter sur les listes. Tout ce personnel sans prix végétait depuis le début de la guerre dans des magasins de subsistance, des compagnies de transports, des gares régulatrices, des dépôts de remonte, des bataillons de pionniers ou d’ouvriers d’artillerie, des régiments régionaux, des escadrons paralytiques, des forts muets. Un jeune lieutenant, premier et second aux concours de Normale et de Polytechnique,
Weitere Kostenlose Bücher