Les Décombres
Genèvre.
CHAPITRE XIX -
VOILA LE BEAU TEMPS
Le vendredi 10 mai, les sirènes d’une alerte nous éveillèrent vers cinq heures du matin. Le soleil se levait dans un ciel limpide et léger. Ma femme, ma sœur arrivée depuis quelques jours à Paris et moi-même, nous étions accoudés à notre balcon. Nous savourions la gaîté et la fraîcheur de cette radieuse aurore de printemps. Toute la rue, comme nous, était aux fenêtres, riant et bavardant, les yeux en l’air. Quelques détonations retentissaient. Deux ou trois petits avions caracolaient très haut, brillant dans les premiers rayons. De menus flocons blancs naissaient au-dessous d’eux : « Tiens, ce doit être des Fritz ! C’est la première fois qu’on les voit. » Jamais alerte n’avait été plus aimable.
* * *
Vers huit heures et demie, comme chaque matin, je traversais la petite cour de l’avenue de Tourville. Une extraordinaire conversation m’arrêta net : « Oui, mon vieux, disait un planton à un chauffeur sur la marche d’un escalier, les Allemands sont entrés ce matin en Hollande. C’est à la T. S. F. »
— Comment ? Mais qu’est-ce que tu dis ?
— Oui, ils sont entrés en Hollande, et aussi dans le Luxembourg. Moi, je l’ai pas entendu, mais mon beau-père l’a pris à son poste. C’est comme je te le dis. »
J’étais cloué sur place. J’interrogeai encore avidement. Mais l’homme avait une tête de butor, je n’en tirerais pas un mot de plus. Ces imbéciles croyaient entendre dans leur radio tant de turlupinades ! Cela se pouvait-il ? Aurions-nous la chance inouïe que l’adversaire eût fait cette brutale erreur ? Le capitaine V…, passant rapidement, ne semblait rien savoir. Les officiers entraient par petits groupes, avec leur pas et leurs visages de tous les jours. Mes camarades scribes arrivaient. Ils ignoraient tout et ne manifestaient qu’une curiosité fort médiocre. « Ce n’est pas tout ça. Au travail ! » Et ils reprenaient laborieusement leur ordre de bataille bulgare : « Alors, nous disons : deux nouvelles compagnies de pontonniers à Roustchouk… »
Je ne tenais pas en place. Je n’arrivais pas à atteindre au téléphone mes amis des journaux. La presse du matin montait en épingle « les efforts impuissants » des Allemands pour dégager Narvik. Le général Duval déplorait que cette guerre manquât d’élan. Maurras sommait le ministère de faire sienne la Paix Bainville « pour que le Boche sût ce qu’il aurait à payer au premier désastre » et réclamait un gouvernement de guerre tiré de l’Armée. Mon bon L…, sa loupe vissée dans l’orbite, s’était remis à peiner sur un cachet de consulat turc. Au fait, j’avais à faire estampiller chez « Lemoine » un passeport hollandais pour un de nos agents. C’était bien l’occasion de m’éclairer sans retard. Je courus rue de Lisbonne. Dans l’autobus, des voyageurs se demandaient : « Alors, c’est vrai, n’est-ce pas ? Je suis parti très tôt de chez moi. Avez-vous entendu la radio ? » On ne pouvait presque plus douter.
Drasch était assis à son fastueux bureau, le récepteur à l’oreille. Je n’eus pas à lui poser une ridicule question.
— Eh bien ! mon cher, me dit-il avec son affreux sourire, nous n’avons plus besoin de nos petits passeports hollandais et belges. Cette fois, ça y est… Vous permettez que je termine cette communication ?
L’ordure passait en hâte des ordres de Bourse.
Il sourit plus hideusement encore :
— Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est difficile de se défendre un peu dans des jours pareils.
Je bondis dehors. Sur la place Saint-Augustin, on s’arrachait déjà Parts-Midi : Luxembourg, Belgique, Hollande… Bombardements aériens sur toute la France. Bruxelles et La Haye font appel aux Alliés. Nos troupes se portent en avant.
Quel tourbillon devant moi ! Quelle étrange délivrance mêlée d’une angoisse subite ! Tout changeait en un éclair. La farce démocratique, sans but, sans fin discernable, se dénouait brusquement en tragédie.
Une vénérable dame en chapeau à fleurs m’abordait tumultueusement, brandissant son journal, m’étreignant presque :
— Ah ! jeune homme ! Vous savez ! Ils n’ont que douze jours d’essence.
Toujours les absurdités judaïques ! Je connaissais les Allemands et leurs guerres. Rien de plus faux que l’aveugle ruée, notre spécialité au contraire. Pour avoir
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