Les Décombres
risqué cette partie gigantesque, il fallait qu’ils eussent pesé leurs chances et qu’elles leur fussent apparues sérieuses. Mais assurément, les nôtres l’étaient bien davantage. Il fallait malgré tout que l’embarras de l’Allemagne fût grave pour qu’elle se jetât ainsi sur un adversaire formidablement retranché, guettant au créneau, le doigt sur la détente depuis huit mois. On l’avait assez ressassé : jamais Hitler ne serait assez bête pour se précipiter sur notre cuirasse. Et la faute était cependant accomplie. Sans la violence germanique, impossible de l’expliquer. Notre régime n’avait point mérité cette chance. Mais désormais, il s’effaçait. Le destin de la patrie était remis aux mains de l’armée, elle ne pouvait posséder de plus beaux atouts. On allait voir avant peu qui était le plus fort. Tout valait mieux que cette interminable et abrutissante stagnation. De toute façon, ce serait un sort grandiose que d’être du pays vainqueur d’un tel duel.
Je devais déjeuner chez mon ami Dominique Sordet. Je me précipitai chez lui, frémissant. Il m’attendait, la mine soucieuse et réticente.
— Eh bien ! Sordet, c’est la grande bagarre. Je ne l’aurais jamais cru. Pourvu qu’on n’aille pas à un nouveau Charleroi ! Mais non, ce ne doit pas être possible ?
— Hou ! Hou ! Sait-on jamais ?
— Mais enfin, nous sommes archiprêts. On attend le coup depuis des mois et des mois. Rappelez-vous, l’hiver dernier déjà… Il me semble que ça s’engage dans les meilleures conditions.
— Peuh ! Peuh ! Les Allemands doivent avoir dans les cent quarante divisions. Nous, que pouvons-nous aligner ? Quatre-vingt-dix, quatre-vingt-quinze divisions.
— Mais diable ! Il y a aussi les Hollandais, avec les inondations.
— Oui, bien entendu, les Hollandais… Houm !
— Il doit bien y avoir tout de même des Anglais. Et les Belges au complet. Ils sont bien fortifiés, ils ont le canal Albert. Ils doivent pouvoir tenir un moment. Et s’ils cèdent, nous avons toutes les lignes du Nord. La frontière est archiretranchée. Il y a de quoi recevoir les Fritz. Nous n’allons pas être assez bêtes, j’espère, pour aller livrer une grande bataille en rase campagne…
— Qui sait ? Voyez-vous, Rebatet, je ne voudrais pas vous démoraliser. Mais les Allemands vont faire donner leur aviation à fond. Nous sommes extrêmement faibles de ce côté-là. On m’a donné des précisions sérieuses. Nous avons à peine mille avions, et pour ainsi dire pas de bombardiers.
J’avais de bonnes raisons de croire sur paroles Sordet, si sage, si profondément averti, infaillible jusqu’ici. Je fus atterré par son chiffre, qu’aucun autre troupier, je pense, ne devait connaître ce jour-là et qui se trouvait encore au-dessus de la réalité.
— C’est inouï ! Mais cependant, les Anglais ne rétablissent-ils pas un peu la balance ?
— Je crains qu’il n’y ait pas grand-chose à attendre d’eux. Je ne suis pas rassuré. Quand on pense comment et pourquoi cette guerre a été déclarée ! Faire courir aussi follement de pareils dangers à un pays, c’est effrayant !
Je quittai Sordet, chargé de lourdes et noires pensées. Cette guerre, dès la première heure, avait un aspect étrange. Les parachutistes, cibles de tant de nos blagues antérieures, semblaient bien être les principaux assaillants de la Hollande. À l’aube, entre dix autres villes, Lyon avait été bombardé. C’était pour moi la nouvelle la plus insolite. Deux soldats avaient été tués sur le terrain d’aviation de Bron. Le G. U. P. de Romans devait former pour lui une de ses fameuses compagnies de « pionniers de l’air ». Au rebours de n’importe quelle prévision raisonnable, ces placides territoriaux, planqués si parfaitement, venaient d’être de nous tous les premiers à voir le feu et la mort. J’avais peut-être connu les pauvres diables écharpés ce matin.
* * *
J’écoutais au fond de moi-même l’immense rumeur des chars, des canons et de l’infanterie en marche sur la frontière du Nord. L’embusque à Paris, légitime quinze jours plus tôt, devenait indigne. Au bureau, L… piochait toujours son visa turc. Cette plaisanterie n’était plus tolérable. J’allai aussitôt frapper à la porte du capitaine V…
— Mon capitaine, je comprends l’irrégularité de ma démarche, si peu de temps après avoir été muté. Mais je suis service
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