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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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décider s’il ne représentait qu’un seul personnage, ou deux et trois. Il ne nous manquait plus beaucoup de temps pour achever notre besogne. Mais un trait de génie venait de frapper le capitaine V…
    — Dites-moi, ce L…, c’est un garçon très bien, n’est-ce pas ? Intelligent et artiste. Avec son métier, il doit avoir l’habitude du travail méticuleux. Laissez tomber vos listes pour le moment. Vous allez reproduire nos cachets avec L… Vous les lui choisirez et il les dessinera. Ensuite, vous en ferez un répertoire sur fiches par pays, par postes frontières. Quand nous aurons fini ça, nous pourrons entièrement nous passer de Lemoine.
    — Naturellement, mon capitaine, nous ne prendrons que les cachets récents…
    — Mais pas du tout. Vous ne me comprenez pas. Je veux absolument tous les cachets, tous ceux que j’ai dans mes passeports, et ceux qui sont photographiés dans mes dossiers. Tout peut servir. Il faut aussi relever tout le fichier de Lemoine. Allez, prenez le paquet, et commencez illico.
    Je revins abasourdi près de mon compère :
    — Mon vieux, changement de direction. Nous lâchons les Gastambide. Nous redevenons faussaires. Tu peux préparer un kilomètre de papier calque.
    Le bon L… s’arma de pinceaux, de plumes à dessin, d’encres, d’une loupe de joaillier, et le lendemain attaquait le grand œuvre. Il était en effet très habile et minutieux.
    Je lui avais choisi pour débuter un cachet allemand de frontière, avec une quarantaine de lettres et l’aigle hitlérienne réglementaire. Vers le milieu de l’après-midi, son calque était terminé. Il ne restait plus qu’à le reproduire avec la pierre humide dans le laboratoire d’un charmant caporal, truqueur spécialisé du S. R. depuis des années, et dont le matériel consistait principalement en une demi-douzaine de bouteilles de « Corrector ». L’impression révéla d’ailleurs que notre encre était défectueuse et d’une couleur peu vraisemblable.
    Tout était pour le mieux ! Nous nous trouvions devant quelque cinq mille cachets, sceaux et griffes à relever. Pour la moitié au moins, c’étaient des placards tenant toute une page de passeport, comportant deux et trois cents caractères, avec des armes, des ornements complexes et microscopiques, animaux hiératiques, figures, festons, blasons de villes et de peuples. Un grand nombre d’inscriptions étaient dans des langues, voire des lettres inconnues. Il importait de les reconstituer avec une fidélité exemplaire d’après un coup de tampon souvent à peine visible. Il fallait savoir si nous nous trouvions devant un « chtcha » ou un « tsé » de l’alphabet cyrillique, si nous n’allions point écrire en bulgare marmite à la place de chemin de fer. Avec une célérité et une dextérité remarquables, on pouvait évaluer à une journée de labeur en moyenne chacune des reproductions. Le capitaine V…, pour l’exécution de cette tâche, disposait d’un dessinateur novice et d’un spectateur.
    Quand ces deux héros en seraient venus à bout, le second temps de l’opération resterait encore à accomplir. Il n’était pas question en effet de redécalquer encore des imitations déjà approximatives, pour les porter sur des passeports ambitionnant un aspect authentique. Il conviendrait donc de transformer notre collection en timbres de caoutchouc.
    Nous pouvions nous embarquer d’un pied résolu pour la guerre de Trente Ans des faux tampons.
    * * *
    Je venais d’être transporté d’un bond de mon infime condition de pionnier montagnard jusque dans les sphères suprêmes de l’armée française. L’incohérence m’y poursuivait. Elle régnait simplement sur une autre échelle, démesurée cette fois.
    La vie redevenait odieusement quotidienne. Je n’avais même pas une besogne avouable et de quelque sérieux à laquelle je pusse décemment m’accrocher. Je couchais dans mon lit. Mais ma pauvreté m’imposait la gamelle à l’École Militaire. L’immense compagnie de secrétaires où j’étais affecté émargeait pour quelque trois mille hommes. On en comptait bien trois cents à chaque soupe. L’ordinaire était cependant pitoyable. La « fuite », à tous les échelons de la hiérarchie, devait atteindre des centaines de milliers de francs par mois.
    Les quelques amis demeurés civils que j’avais pu apercevoir étaient plus sombres et révoltés que jamais.
    Je regrettais déjà le vent tonique du mont

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