Les Décombres
ma section, jusqu’à ce que vous partiez tous les deux en mission.
Un quart d’heure plus tard, j’entreprenais mon nouveau métier du S. R., le troisième depuis quinze jours, dans le même bureau que le capitaine L. T…, le commandant B… et le sous-lieutenant G. Je passais de l’antichambre dans les plus hauts secrets de l’état-major. Je ne regrettais plus rien. Je me félicitais joyeusement du sort qui me plaçait à cet observatoire de choix pour surplomber l’immense mêlée. J’y coulai ma première journée de grand travail à tailler une douzaine de crayons.
* * *
Samedi, dimanche, lundi. Il faisait beau, incroyablement beau pour qui avait vécu si souvent le détestable mai parisien, aigre, gris et boueux. C’était encore le temps de 1870, qui étonnait Edmond de Goncourt, celui d’août 1914 dont André Gide disait : « Le cœur est accablé par la sérénité du ciel. »
Les beaux quartiers avaient achevé de se vider. Les façades cossues ne montraient que des persiennes closes. À neuf heures du matin, les grandes avenues, démesurément élargies d’être désertes, avaient une angoissante solennité.
Les pierres, les arbres, le ciel de la vieille capitale splendide et menacée, parlaient avec infiniment plus d’éloquence que les visages de ses gens. Le gouvernement avait décidé la suppression officielle du pont de la Pentecôte. Mais ce rescrit demeurait platonique, et le Paris du travail, ses outils posés, partait à la promenade des après-midi de vacances. Jeunes ou vieilles, les figures citadines n’exprimaient rien, hormis les digestions, la frivolité, la maussaderie de n’importe quel de leurs jours.
« Paris a quarante de fièvre », écrivait en gros titre une feuille italienne que je venais de lire au 5 e Bureau. Rien n’était plus fantaisiste. Mais on se demandait s’il fallait s’en louer ou s’en irriter. Paris absorbait des montagnes incroyables de journaux, les éditions que d’heure en heure faisaient déferler le sieur Prouvost et ses Juifs, offrant des mêmes dépêches quatre ou cinq moutures triturées, monnayant la guerre, avec une virtuosité d’escrocs. On n’apportait pourtant à ces lectures du trottoir aucune frénésie. Le boniment de l’équipée norvégienne était encore trop frais dans les mémoires pour ne pas rendre le piéton méfiant, et cela ne me déplaisait point. Mais sous cette sagesse, quelle ignorance n’y avait-il pas ! On eût vite compté, parmi ces bourgeois, ces boutiquiers, ces employés de banque et d’assurances, ceux qui étaient capables de déchiffrer une carte, qui ne prissent pas les bords de l’Ijssel et les plaines du Limbourg pour des terres prodigieusement lointaines. Les péripéties aériennes, les bombardements de villes surtout, avaient bien davantage la vedette dans les préoccupations et les propos.
Paris entendait afficher sa coquetterie séculaire. Mais dans cette coquetterie, on ne savait où s’arrêtait l’inconscience, où le courage commençait.
Les femmes de trente ans, caquetantes, alertes, inauguraient une nouvelle mode de chapeaux charmants et absurdes. Celles de vingt ans, les cheveux libres, les jupes courtes et claires, étaient plus fraîches et fleuries que jamais. Le samedi 11 mai, aux Trois-Quartiers, aux Galeries Lafayette, on s’écrasait à tous les rayons, on se battait autour des écharpes, des pyjamas de plage et des crèmes de beauté.
On voyait les derniers permissionnaires – car les permissions n’avaient été supprimées qu’au matin de l’attaque – portant le béret kaki du béton, les écussons et les fourragères des régiments de choc. Ces hommes qui demain seraient devant la mort passaient leur dernière heure de paix, silencieux et solitaires, aux terrasses des cafés, perdus au milieu de cette vie pimpante, pressée et indifférente, dont ils étaient déjà retranchés.
On apprenait que les premières bombes aériennes avaient fait cent morts civils. Les commères et les bourgeois à melon réclamaient violemment des représailles : « Pour dix torpilles chez nous, mille torpilles chez eux ! Mais qu’est-ce qu’on attend ? »
On avait annoncé, huit mois plus tôt, au premier jour de la guerre, que les émigrés judéo-allemands allaient être mis sous surveillance. On avouait aujourd’hui que leurs camps de concentration devaient être bien mal clos et fort peu barbelés, puisqu’il avait fallu arriver au neuvième
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