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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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placer « un très gros canon avec une quantité d’autres petits canons autour ». Si les respectables agents se mettaient à chiffrer leurs estimations, on voyait, en additionnant les garnisons, le désert de Tripolitaine se peupler d’une armée d’au moins quinze cent mille hommes. Pour parfaire l’intérêt de ces documents, neuf fois sur dix, les noms de villes, de fleuves et de lieux qu’ils portaient ne se retrouvaient sur aucun guide ni aucune carte. Il ne restait plus qu’à inscrire sur la liasse un superbe « classé » au crayon bleu.
    Enfin « Demidoff » se levait et, stick aux doigts, prenait congé dans les meilleures formes. Avec une muette mais puissante éloquence, le capitaine L. T… attestait le plafond de son extraordinaire longanimité, et s’armant d’une sombre résignation, redécrochait son téléphone.
    Le 17 mai, il était bien dix heures du soir lorsqu’une voix lointaine et stupéfaite [stupéfiante] répondit enfin : « Oui, ici le Consul de Zagreb. Mais naturellement tout est très calme ici. Comment ? Un ultimatum ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? »

CHAPITRE XX -
« L’INTELLIGENCE VAINCRA »
    18, 19, 20 mai. J’ai dû prendre au service cartographique des rallonges à notre carte de France que la bataille a débordée de toutes parts. Sur les nouvelles feuilles, on voit Calais et Paris. Nous avons piqué à côté les tristes croquis du B. R.
    Les officiers de toutes les sections, bras croisés devant ces images, n’en font pas moins les gaillards.
    — On va les fixer. Ces avances ne signifient rien. Ils refont avec leurs « Panzer » des pointes de cavalerie. C’est entendu, il y a une rupture. Mais bah ! On en a bien bouché de pires en 18.
    Les noms de l’autre guerre reparaissent, tragiquement lamentables : Craonne, Berry-au-Bac, Laffaux, L’Ailette, le Chemin-des-Dames. Vingt-trois ans après Nivelle, on meurt de nouveau au Chemin-des-Dames. Les officiers sont médiocrement sensibles à cette infernale répétition. (On ne le leur demande d’ailleurs pas.) Ils sont surtout rassurés par l’identité des champs de bataille. Il n’est pas un seul breveté qui n’ait arpenté ces terrains en tous sens, qui n’en connaisse les moindres plis, qui n’y ait refait ou imaginé d’innombrables combats.
    * * *
    Pourtant, non, cette guerre n’avait plus un trait de l’autre. D’heure en heure, elle se dévoilait sous des formes stupéfiantes. La trouée sur la Meuse n’avait été qu’un accident ? Mais l’Oise et la Sambre étaient franchies encore plus vite. On célébrait les difficultés classiques de la Somme aux berges de marécages : elle était à son tour passée en plusieurs points. La bataille se perdait dans des remous confus, du pire augure, qui ne s’éclaircissaient quelque peu que pour révéler de nouveaux désastres. Bruxelles avait été occupée, Amiens atteinte avant même que l’on y eût pris garde.
    — C’est égal, Giraud commande sur le point critique. C’est l’homme à redresser n’importe quelle situation.
    Mais le général Giraud s’évaporait tout à coup. On apprenait sa capture, à bord d’un char, disait-on. Après les parachutistes, un général d’armée fait prisonnier comme un caporal de patrouille ! Ah ! rien de tout cela n’était classique !
    Les têtes du 5 e   Bureau hochaient, déconcertées. À la section allemande, on voyait les officiers muets, inertes et désœuvrés, en face de leurs gigantesques cartes couvertes d’informes gribouillis, de charbonnages enchevêtrés où rien ne parvenait à prendre figure.
    J’avais imaginé un moment une mêlée sauvage, Verdun surpassé, les régiments déchiquetés sur place, réduits en bouillie sanglante sous les chars. Mais l’offensive allemande ressemblait de plus en plus à un typhon, à une inondation, à une force surhumaine et irrésistible qui roulait devant elle des hommes impuissants. Où pourrait-on s’accrocher quand une avalanche vous précipite assommé dans sa course ? Les soldats français emportés dans ce cataclysme devenaient pitoyables comme des bambins perdus dans une tempête.
    Au dehors, on refaisait machinalement, dans le vide, les gestes de la Marne. On avait burlesquement armé de fusils les agents de ville. On avait débusqué dans les recoins de l’École Militaire et des Invalides des riz-pin-sel, des gardes-magasins, des scribes, qui partaient par petits pelotons, déguisés en

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