Les Décombres
dictature que pour sauver avec elle-même ses principes. On prendrait soigneusement garde, quoi qu’il advînt, que son autorité n’échappât point aux civils pour tomber dans des mains à sabres. On saurait veiller, le danger conjuré, à ce que cette autorité fût déposée. Mais dans le péril, Reynaud et Mandel pouvaient bien à eux deux recréer Robespierre. Entre chacune de ces lignes frémissait la joie du petit vieillard sadiquement juif, dont la race allait faire régner enfin sa tyrannie absolue.
Les officiers, qui ne lisaient pas Benda, jugeaient ces nouvelles fort accessoires, avec la pénétration politique qui les a toujours distingués.
— Mandel est un salaud. Mais enfin, c’est un salaud énergique. Et puis, ça n’a aucune importance. Désormais, c’est Weygand qui commande tout.
Pour moi, j’étais comblé de dégoût. Cette guerre qu’il avait voulue rendait-elle Mandel moins [ignoblement] juif ? Les nationaux, Maurras en tête, couvrant de leurs voix même les hymnes des synagogues, encensaient le valeureux disciple de Clemenceau, à l’instant où éclatait le crime de ce misérable belliciste, où se déroulaient inexorablement les conséquences de sa féroce et fanatique insanité. À quoi avait-il servi de refuser le pacte offensif avec le Juif, pour sceller maintenant avec lui une alliance défensive où le chrétien se plaçait humblement sous sa loi ? La guerre juive imposée à la France tournait pour elle au cataclysme, menaçant d’emporter son existence nationale. Mais Israël atteignait un des grands buts de sa guerre. Et il nous sommait encore d’y applaudir.
Le premier geste de nos nouveaux dictateurs dépassait en bassesse et en grotesque tout ce que nous avions entrevu dans nos imaginations les plus dévergondées. C’était l’ignoble venette du plat sacripant qui, sentant venir la mort, chiale en se couvrant de signes de croix. Daladier et Reynaud, ces deux [abjects] faquins de tragi-bouffonnerie, [cet Homais saoulographe, ce cynique petit chacal] venaient de s’agenouiller sous les voûtes de Notre-Dame, entre des généraux perclus et de vieux politiciens réactionnaires. Alain Laubreaux avait écouté à la radio cette indécente pitrerie. Il imitait la voix du récitant. Je voyais aussitôt le cabotin en surplis et soutane, premier rôle de toutes les foires du commerce bondieusard, Lisieux, Lourdes, ténorisant en trémolos le grand mélodrame de la foi :
« Sainte Geneviève, protégez Paris et la France.
Sainte Jeanne d’Arc, conduisez-nous à la victoire.
Saint Louis, défendez la France.
Saint Louis, protégez ceux qui nous gouvernent. »
Toute la clique du régime se mettait sous la sauvegarde des plus purs héros de notre épopée.
Ça, des conventionnels ? Quelle insulte aux rudes gaillards de 92, pirates, boutefeux et bourreaux, mais de quelle encolure ! et qui avaient su mourir debout, le juron à la gueule !
* * *
Dans la matinée du 20, pour la trois ou quatrième fois depuis deux heures, le capitaine L. T…, son récepteur inerte à l’oreille, me demandait d’une voix morne : « Je vous en prie, voulez-vous téléphoner d’à côté, chez le capitaine V…, et les conjurer qu’on me décolle. Ces abominables brutes… »
J’allai frapper vivement à la porte voisine. Pas de réponse. J’entrai. Un grand jeune homme vêtu de clair, avec une mince moustache, très élégant, était seul, assis sans façon sur une table, son chapeau sur l’oreille. Tonnerre de Dieu ! Ce fin visage à la Clouet imperceptiblement retouché par Hollywood, aucun doute : c’était le comte de Paris. Tandis que médusé, les yeux dans les siens, je décrochais le téléphone, il me dévisageait, riant, rayonnant, manifestement enchanté comme un collégien qui viendrait de s’installer dans la chaire du proviseur. Je ne l’avais jamais vu en personne. Je m’étais toujours dérobé àl ’Action Française, avant la brouille, à une froide et vaine corvée au Manoir d’Anjou. Mais dans les quelques secondes de cette étonnante rencontre, j’éprouvais, dans le même choc que ma surprise, l’extrême séduction du jeune prétendant, sa remuante vitalité. Ma mine ne pouvait le tromper, il était reconnu. Il remit, beaucoup trop tard, une paire de lunettes noires qu’il tenait dans ses doigts. Je m’enfuis, en m’acquittant d’un profond et assez ridicule salut.
La tête me tournait passablement. C’était bien le plus
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