Les Décombres
d’un homme qui est dans le secret des dieux. On sentait bien que des journées comme celles-ci étaient passionnantes au plus haut chef pour un monsieur qui recevait des généraux à sa table, qui avait ses entrées rue Royale et rue Saint-Dominique, qui n’avait jamais eu plus belle occasion de se gonfler avec sa science, ses renseignements, de glisser dans les creux d’oreilles l’une de ces confidences d’en haut dont il était lourd, de verser les baumes du coup d’arrêt, de la contre-attaque foudroyante aux cœurs alarmés des Pères Supérieurs et des grands administrateurs. Je lui lançai, d’une humeur fort méchante : – Vous avez l’air bien gai ! plus gai que chez nous (il connaissait mon affectation). Les officiers sont au dernier degré du pessimisme.
Le bourgeois gloussa joyeusement :
— Hi ! Hi ! c’est leur métier, à ces braves gens !
Thierry Maulnier ajoutait avec assurance :
— La journée de mercredi n’a pas été très bonne, c’est entendu. Mais celle d’hier (le 15 mai) a été bien meilleure et aujourd’hui, ça n’a pas l’air de marcher mal non plus.
Maurras aurait cette nuit-là comme les autres des nouvelles de première main…
* * *
Dans la soirée, avenue de Tourville, l’atmosphère s’était quelque peu détendue. On avait appris la nomination, à l’endroit de la plus grave menace, du général Giraud, au nom réconfortant, tenu pour le chef le plus crâne et le plus énergique de l’armée. Je connaissais bien moi-même sa réputation de « fasciste », qui avait dit-on, sous Blum, fait évacuer par ses hommes, baïonnette au canon, les grévistes de l’arsenal de Metz {16} . L’ennemi ne paraissait pas non plus pousser sur la route de la capitale.
* * *
Le lendemain matin 17, les visages étaient rassérénés. Les Allemands n’avaient pas passé l’Aisne. Ils négligeaient, manifestement Paris pour une nouvelle course à la mer. Les couvercles des caisses à dossiers restaient décloués. Quelques brillants visiteurs nous jetaient en coup de vent : « Les Allemands sont en train de faire la grosse boulette. Ils se présentent de flanc, comme en 14. »
On poussait des soupirs. On reprenait ses esprits pour s’expliquer la catastrophe de Sedan. Je demeurais confondu qu’une telle rupture de lignes que l’on disait formidables eût pu se produire facilement et soudainement.
— Mais enfin, mon capitaine, que s’est-il donc passé ?
— Parbleu ! Il y a des divisions qui ont lâché pied. De mauvaises troupes, contaminées de propagande communiste. Soixante-dix ans d’école laïque. Voilà le résultat.
À l’unanimité, ces messieurs accablaient le soldat.
On venait enfin de nous apporter le B. R. (Bulletin de renseignements quotidien) du Grand Quartier Général, avec la dernière carte de la bataille. La brèche s’y dessinait, beaucoup plus tragique encore que je ne le supposais. Le front avait sauté de Namur à la charnière de la ligne Maginot. Mais j’étais terrifié surtout par les innombrables points d’interrogation qui, face à nos divisions, jalonnaient la ligne supposée de l’ennemi. Le généralissime ignorait donc à ce point ce qu’il avait devant lui et où se trouvait l’ennemi ! Je ne pus m’interdire d’en faire la réflexion à haute voix.
— Bah ! me dit le sous-lieutenant G…, qui était en train de s’arroger chez nous la rubrique de l’optimisme martial, ne vous inquiétez pas. C’est comme ça dans toutes les batailles.
Le capitaine L. T… acquiesçait avec un sourire amical et imperceptiblement supérieur, le bon commandant B… avec un sourire paternel.
Chacun semblait s’appliquer à réparer sa venette de la veille en affichant une confiance rayonnante. Mais dans ce beau sursaut, la fugitive lueur de raison s’était évanouie.
Le mot d’ordre de la journée, colporté par les officiers de la section allemande, était : « Les fantassins de Giraud s’accrochent au terrain comme des morpions. »
Le capitaine, d’un geste en tourbillon de la main, très état-major, dessinait sur la carte les points de notre résistance : « Ici, l’Oise, l’Aisne… Là, le massif de Saint-Gobain, du solide, facile à défendre, très dur à traverser. Non, tout n’est pas dit. »
Puis, regagnant résolument sa table :
— Allons, messieurs, c’est assez penser aux camarades. Faisons notre travail. Mon commandant, avez-vous lu les derniers
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