Les Décombres
épouvantable ridicule. Ce qui ne m’empêchait point d’avoir peut-être aggravé le cas de mes amis et le mien par une stupide bravade. J’avais certainement livré à nos ennemis une pièce à convictions sur notre pacifisme, une arme pour les démons juifs. J’étais bien guéri pour toute ma vie des journaux intimes. Dans la tranquillité parfaite de ma conscience, je n’avais guère détruit chez moi que quelques billets particulièrement agressifs de deux ou trois camarades. Le seul Allemand que j’eusse rencontré quelquefois était un paisible étudiant en Sorbonne. Mais je ne pouvais plus savoir, parmi les montagnes de mes notes, de mes documents politiques et antijuifs glanés aux quatre coins de l’Europe, ce que les flics avaient saisi, sur quelle boutade d’ami soldat ils avaient pu tomber pour en faire une preuve énorme.
Par-dessus le marché, ma présence au S. R. compliquait odieusement ma situation. Je n’avais aucune « fuite » à me reprocher. Que savais-je d’ailleurs qui ne fût dans la bouche de mille Parisiens approchant le Parlement ou les ministères ? J’avais au plus griffonné deux ou trois jobardises d’officiers et le numéro du fameux ordre sur le tir au fusil, pour authentifier ce souvenir. Mais la police chez un homme du Cinquième Bureau, quelle aventure pour ces trembleurs galonnés épouvantés devant l’idée même d’une chaussette à clous !
Je me rendis lugubrement, à l’heure habituelle, avenue de Tourville. J’exposai mon affaire, en m’évertuant à un air détaché que, pour parler franc, je ne soutins pas très longtemps. Mandel venait d’ordonner une descente de police chez moi. J’avais eu l’absurde fantaisie de me laisser saisir quelques papiers intimes qui pouvaient servir contre moi. Je redevenais un journaliste compromis politiquement. Cela ne me paraissait plus compatible avec ma présence au S. R., et je sollicitais mon renvoi immédiat aux armées.
Je n’aurais pas mieux réussi mon effet de théâtre en annonçant que des chars allemands se promenaient sur l’esplanade des Invalides. Au premier mot de police, tous les bras s’étaient levés en l’air : « Eh ! bien, nous sommes dans de beaux draps ! Ah ! ça nous apprendra à engager des journalistes. Nous n’y coupons pas d’un renvoi dans la troupe. Ça va être un joli point pour notre dossier. »
Je n’étais malheureusement guère d’humeur à savourer un aussi beau succès. Je cherchais à rassurer ces messieurs ; je n’avais commis aucune faute militaire. Mais il suffisait que Monsieur le ministre Mandel m’eût désigné comme hitlérien pour que je fusse séance tenante un pestiféré. Dix minutes plus tard, j’étais rayé du service et invité à une retraite aussi prompte qu’il se pût. J’eus à peine le temps de rappeler que j’avais demandé le premier à sortir.
Rien d’ailleurs n’était plus logique que mon départ. Je ne pouvais décemment pas être suspect de trahison, de complot contre l’État, de quoi encore ! et demeurer dans les services secrets de cet État. On eût simplement pu me manifester jusqu’au bout quelque confiance. Je n’étais pas, après tout, un factieux moins avéré et dangereux, quand on m’accueillait ici quelques semaines plus tôt à bras ouverts.
Seul, l’excellent commandant B… me tendit la main en haussant les épaules :
— Je ne comprends pas. Vous n’êtes coupable de rien. Pourquoi voulez-vous partir ? C’est un coup de tête. S’il ne tenait qu’à moi…
Mais le commandant était un réserviste.
* * *
J’étais enfin débarrassé de cet abracadabrant bureau où, depuis quinze jours, je me torturais à refouler mes fureurs. Le dépôt du 19 e Train avait réglé en trois coups de plume ma nouvelle position militaire. Je quitterais Paris avec un renfort le lundi, si toutefois les dieux et Mandel le permettaient.
J’avais aussitôt rejoint au bureau de notre journal Alain et Charles Lesca. Ma mine révulsée contrastait fort avec le sourire qu’ils affichaient. Je ne me sentais fichtre pas capable de cette crânerie. Mes amis, Alain surtout, qui connaît le code comme dix bâtonniers réunis, faisaient le tour des éventualités judiciaires. Il ne leur apparaissait pas, dans leur bonne foi, que l’on pût aller avec nous au-delà du procès de tendance, d’un nouveau « complot de panoplies », sans même les panoplies.
Ils n’arrivaient pas à me convaincre. Nous
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