Les Décombres
n’avions plus seulement affaire à la République, mais à un Juif en plein accès de vengeance. On le voyait assez à sa hâte. Au beau milieu de la défaite, sitôt Mandel installé à son ministère tant convoité, nous étions son premier gibier. Je connaissais suffisamment la race pour savoir comment elle traitait ses adversaires.
Nous étions dans la griffe du Juif, abandonnés à son arbitraire sans aucun secours. J’en éprouvais une insurmontable horreur, que décuplait le sentiment de notre parfaite innocence. Certes, le Juif ne se trompait pas en nous désignant entre ses pires ennemis. C’était un honneur pour nous. Mais le misérable nous accablait au nom de la France, quand l’amour seul de la France nous avait dressés contre lui. Il avait tout pouvoir de nous couvrir des plus infâmes opprobres, de nous infliger le plus ignominieux trépas.
Je vois d’ici sourire de mes transes quelques Français du juste milieu, qui sont volontiers juges en matière d’héroïsme. Je souhaiterais savoir ce qu’ils ont fait, au regard de moi-même, pour leur pays. Je pâlissais ce jour-là parce que depuis cinq années, pendant que les archevêques encensaient le César Blum, que les officiers lui présentaient l’épée, que les bien-pensants rentraient dans leurs pantoufles, je m’étais mis au premier rang du combat antijuif, pour ma patrie et pour la paix, en m’attaquant de mon mieux à toutes les puissances, en n’ignorant rien du sort qui me guettait, en subissant les injures et la pauvreté. Je souffrais une mortelle angoisse parce qu’il est abominable, quand on se sait plus qu’innocent, de voir la police envahir et souiller votre logis, d’attendre d’une heure à l’autre que votre nom soit déshonoré à travers toute la France, de tomber sous le coup d’une accusation qui conduit à une mort de traître et de chien. Oui, il est un peu trop facile d’en rire, quand l’ombre d’un bâton d’agent vous a toujours fait détaler, quand on a tourné cent sept fois sa plume pour ne pas écrire que Léon Blum était juif.
Je connais quelques magots de bourgeois [bourgeoisie] , reculant devant le sacrifice de dix francs ou d’une heure de loisir au salut de la France, quelques honnêtes agités, glorieux d’avoir brûlé un paquet de cartouches sur le Rhin ou la Loire, qui se sont permis de juger que Laubreaux et Lesca avaient mené un trop grand bruit autour de leur calvaire policier, qui insinuent qu’après tout beaucoup de Français ont connu dans ces semaines-là un sort plus tragique que ces deux prisonniers, poussés sur les routes de l’exode menottes aux mains. Faut-il vraiment un effort d’imagination hors du commun pour concevoir, sans parler des maux physiques, sans parler même de la mort si souvent menaçante, la torture morale que ces deux justes ont endurée ? Je connais peu de Français, quant à moi, qui puissent tirer plus de fierté du tribut qu’ils ont payé pour leurs services de bons citoyens.
* * *
Je crois avoir acquis ce samedi-là quelque avant-goût des sensations d’un homme traqué.
Je me livrais aussi à un examen de conscience désespéré. Nous ne pouvions pourtant pas nous avouer coupables d’avoir eu si cruellement raison. J’essayais de m’exercer à ces actes de foi aveugle célébrés autour de moi comme la perfection du patriotisme. Non, ce n’était pas possible.
Je vaguais funèbrement. De son côté, Alain battait Paris. Les nouvelles qu’il recueillait de notre affaire n’étaient guère destinées à nous réconforter. Presque tous les hommes politiques, confrères, journalistes de nos relations, hormis Xavier Vallat, se récusaient, se déclaraient incapables de nous offrir la moindre aide. Nous éprouvions la valeur de bien des amitiés. Le vide s’élargissait autour de nous. De Gaxotte, pas un mot. Mais nous apprenions que chez Cousteau, soldat en pleine ligne de feu, les policiers venaient de se livrer à une fouille sauvage. J’étais de plus en plus convaincu que Mandel avait déjà réuni tous les prétextes d’une arrestation.
Le lendemain matin, malgré tout, la police ne s’était pas autrement manifestée. Ce répit me paraissait d’assez bon augure. Mon inquiétude était toujours là, mais j’avais retrouvé mon assiette. Laubreaux passait la journée hors de Paris. Nous nous fîmes nos adieux. Je déjeunai chez Lesca dont l’inébranlable sérénité et le superbe appétit me ragaillardissaient. Dans
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