Les Décombres
courageusement sur notre pauvre front de la paix. Mais il était trop évident que les Italiens avaient l’obligation de nous déclarer la guerre, et que notre ancien maître battait la campagne et faisait la politique de Grock, en proposant majestueusement à Rome une « alliance d’intérêt » avec un pays en pleine débâcle. Je n’étais pas fâché, tout en doutant fort du succès de mon ambassade, d’aller lui proposer, au nom de la sacro-sainte Armée, quelques thèmes de méditation.
Nous passâmes notre journée, de ministères en états-majors, à la recherche d’un héros à feuilles de chêne assez téméraire pour ordonner la promenade de nos wagons de manganèse. Au soir, cet Achille ne s’était point encore révélé.
J’allai attendre un peu avant minuit Maurras à l’imprimerie del’ Action Française. Il arriva bientôt, heureusement, car le lieu m’était intolérable, avec sa placidité fourbue, Pujo serein, ruminant la contre-offensive de Maulnier et tenant Dunkerque jusqu’à la résurrection de Jeanne d’Arc.
— Maître, dis-je, vous savez où je suis à Paris. Je viens vous transmettre nos derniers renseignements sur l’Italie. Il n’y a plus aucun espoir possible. La guerre est inévitable. C’est une question de quelques jours, peut-être de quelques heures.
La barbe de Maurras se hérissa, ses yeux flamboyèrent, il fit retentir le plancher d’un furieux coup de canne.
— Eh bien ! non et non, cria-t-il. C’est archi-faux. J’ai des nouvelles, moi aussi, qui m’arrivent tout droit de Rome, et elles sont excellentes, m’entendez-vous ? Nos affaires marchent au mieux. Je ne souffrirai pas qu’on vienne faire ici du défaitisme. Tenez-le-vous pour dit. Je vous souhaite le bonsoir, jeune homme.
Sans autre forme de salut, il me tourna le dos et d’un pas rageur gagna sa table. Je ne devais plus le revoir.
* * *
Mes amis de Je Suis Partout m’avaient appris un peu plus tôt que la manœuvre policière se resserrait autour de nous. Charles Lesca venait d’être convoqué pour la seconde fois à la Tour Pointue. Ces nouvelles, l’exaspérant entêtement de Maurras achevaient de me mettre en ébullition. J’ai toujours eu la manie innocente de tenir mon journal personnel, qui fut énorme autour de mes vingt ans, et beaucoup plus modeste depuis. Mon cahier du moment, le quinzième, inauguré l’hiver précédent, était rouge. Je n’y avais guère noté qu’une vingtaine de pages. Rentré chez moi, ce soir-là, ivre de fureur, j’y déchargeai une apostrophe véhémente à Mandel. S’il tenait tant à être renseigné sur nos sentiments, il le serait [, la charogne] . Il pourrait méditer, dans quelques jours, quand notre défaite serait consommée par son crime stupide, sur l’intelligence de quelques obscurs Français.
Le lendemain matin, en partant pour mon service, je laissai ostensiblement ma diatribe grande ouverte sur mon bureau.
La presse menait un train énorme autour du rembarquement de Dunkerque. On confectionnait de la gloire au rabais et même une espèce de triomphe avec cette retraite désespérée. Il était juste, certes, d’honorer l’héroïsme des poilus et des marins qui se sacrifiaient aux arrière-gardes. Mais les barbons s’excitaient bien davantage à décrire « l’organisation, le renforcement d’heure en heure du camp retranché de Dunkerque », comme si ce malheureux îlot perdu se disposait à braver indéfiniment les vagues incalculables de l’ennemi. D’autres célébraient ce magnifique succès qui nous rendait les armées de Belgique, comme si des troupes évacuées dans ces conditions n’étaient pas pratiquement hors de combat.
Boufre ! Nous remportions encore une victoire à notre image. Au milieu de notre effroyable débâcle, on avait le front d’annoncer la reprise de Narvik par nos chasseurs. Aucune indignité ne nous serait donc épargnée.
Le sous-lieutenant G…, me voyant d’une humeur encore un peu plus sinistre, entreprenait jovialement de me réconforter.
— Allons ! il faut avoir la foi. Non, continuait-il avec un large et tranquille sourire, Hitler entrant dans la cathédrale de Chartres, c’est impossible. Jamais la Petite Sœur Thérèse de l’Enfant Jésus ne le permettra.
Ah ! les crétins eucharistiques ! les buses du Credo ! la quadruple essence dans la perfection de l’idiotie.
Malgré tout, une accalmie se faisait dans la bourrasque. Le tonnerre de Dunkerque
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