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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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des coups plus sourds et longs, semblait-il, que ceux de l’artillerie, soudain deux ou trois déchirements plus rapprochés. On bayait le nez en l’air, la pipe à la bouche, sans soupçonner quoi que ce fût de sérieux ou de périlleux. Dans la cave, les bruits nous parurent plus confus, on distinguait mal leur nature, canon ou bombe. Toutes les deux ou trois minutes, un ébranlement un peu plus net. L’air était pesant. Je m’assoupis, accroupi, la tête dans les genoux.
    Quand nous sortîmes, des troupiers désignaient du côté de Javel un épais nuage de fumée.
    — C’est tombé sur Citroën. Ça brûle.
    Beaucoup de soldats qui avaient déjeuné en ville accouraient avec des nouvelles toutes chaudes. Paris venait de vivre son premier bombardement. On parlait de plus d’un millier de projectiles, de tués et de blessés nombreux. Pour ce que j’en avais perçu, rien n’était moins saisissant.
    Je me sentais infiniment plus troublé par l’effroi d’être arrêté qui revenait peu à peu, tandis que s’éternisait notre attente. J’étais seul du détachement à n’y connaître personne. Je me sentais insolite, avec ma mine absorbée, mes lourds godillots, mes méchantes molletières, tous mes vestiges de fantabosse, parmi ces gandins bien fourbis qui bavardaient joyeusement entre eux.
    Que les heures sont lentes ! Aïe ! un rempilé du 5 e   Bureau se profile à l’horizon. Il se renseigne, vient droit vers nous. Est-ce pour moi ? Les flics m’attendent-ils là-bas ? Il m’appelle d’un ton furieux. Ma langue se sèche. Non, il vient simplement me réclamer mon pistolet belge, que j’ai laissé dans le tiroir de ma table.
    Enfin, apparaissent trois ou quatre autobus peints en gris plomb. On fait appel. Je ne retiens qu’un nom, le dernier : Worms. Une tête de jeune juif à la Rembrandt, très brun, le nez gros, l’œil liquide et inquiet. C’en est bien un. C’était fatal ici. Nous nous précipitons dans les voitures, avec nos réflexes de Parisiens pressés. J’entends quelques charmantes saillies faubouriennes qui me réchauffent le cœur. La fine fleur des embusqués part en campagne. Après tout, elle n’a jamais que vingt jours de retard sur quelque trois millions de Français. Au regard des souvenirs de 1914, cela ne compte pas. Tout le monde prend de la meilleure humeur son parti de l’aventure. Well ! même si l’on me cherche, il faudra bien maintenant deux bons jours pour me retrouver. Je savoure les délices de respirer enfin sans contrainte. Je redeviens loquace. Les frères d’armes du 19 e   Train semblent fort cordiaux. Je considère toutefois avec quelque inquiétude un de mes voisins, très homme du monde, verbe châtié, la voix étudiée, impeccablement mis de drap fin. On cherche instinctivement derrière lui son ordonnance. On l’aborde en le vouvoyant. Il est pourtant aussi vierge de galons que moi-même. J’apprends que c’est un avocat, dont la situation est brillante dans le barreau parisien.
    Aucun de ces garçons qui arrivent tous de services importants, ont été en contact permanent avec des officiers, ne semble avoir le moindre soupçon de la situation tragique du pays et de l’énormité des défaites qu’il a déjà subies. Au vol, nous achetons des Paris-Soir remplis de détails en caractères monumentaux sur le bombardement. Les rues, malgré ces titres frémissants n’ont rien d’inaccoutumé. Des concierges lavent paisiblement leurs pas de portes, des gamins glissent sur leurs patins à roulettes, les rentières de Neuilly mènent pisser leurs chiens.
    Vers Suresnes, des cordons de police nous arrêtent. Des groupes de commères se lamentent devant les maisons. Il paraît que non loin de là, une bombe a tué plusieurs écoliers entassés dans une tranchée. Mais cela ne fait malgré tout qu’une sorte d’accident de la circulation. À cinq cents pas, des vieux bêchent leur jardinet, des ouvriers arrosent leur pernod, des femmes tricotent à leur balcon. Paris en est au printemps de 1918, avec ce qu’il prend pour son expérience. Les Allemands n’ont toujours pas dépassé Noyon, carrefour historique de l’angoisse et de l’espoir.
    * * *
    Notre randonnée est fort longue dans le temps, mais brève dans l’espace. Après trois heures d’extraordinaires lacets, nous arrivons au-dessus de Saint-Germain, à Poissy, où siège notre nouvelle unité. Nous apprenons qu’elle se nomme le C. OR. A2 {17} soit le 2 e  

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