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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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marquait une espèce d’entracte, avant un autre épisode. Paris demeurait provisoirement hors de cause, et se mettait à digérer de nouvelles espérances à l’abri de ces si minces illusions.
    Le capitaine L. T… avait en vain quêté, à tous les étages de l’armée et de la République, une griffe pour sa fameuse affaire du manganèse, et les wagons venaient de franchir doucement le Mont Cenis.
    Au sortir du bureau, les nerfs un peu endormis, j’avais flâné jusqu’à la complète tombée de la nuit, d’un pas détendu qui n’était plus le mien depuis trois semaines. Il était près de dix heures et demie quand j’arrivai chez moi à Neuilly. Dans le vestibule enténébré de la maison, un groupe d’individus se tenait debout : la police. Je pouvais m’y attendre. Mon honnête concierge, sur le pas de sa loge, tout en émoi, éclairait la bande d’une bougie.
    — Ah ! bien, tenez, le voilà.
    Un malabar, la plus hideuse gueule de bourre qu’on pût voir, tenait sous son bras un énorme paquet ficelé et cacheté, le fruit de la perquisition. Ils étaient six ou sept au moins. L’un d’eux, le moins abject, ganté, avec une petite moustache, s’avança :
    — Commissaire Massut… Un nom facile à retenir dans ces circonstances : Massut, coup de massue. Vous savez sans doute pourquoi nous sommes ici. J’ai dû forcer votre serrure…
    J’étouffais d’indignation :
    — N’est-ce pas honteux, honteux ? Chez un soldat !
    — Oh ! je sais. Vous pouvez protester. Je n’ai pas de mandat. C’est tout ce qu’il y a d’illégal.
    — Venir me cambrioler, en mon absence ! Et vous faites ça même chez mes amis qui sont au front…
    — Vous auriez été ici, vous étiez en droit de ne pas m’ouvrir. Mais je serais entré quand même, en armes au besoin. Que voulez-vous que j’y fasse ! C’est un ordre impératif. Je dois obéir. Je suis soldat aussi…
    — Soldat ? Voulez-vous vous taire ! aux ordres de qui ? aux ordres des Juifs [youpins].
    Mais à quoi bon ? Je tournai le dos en vomissant des imprécations.
    Ma porte, au dernier étage, était béante. Il y avait une panne d’électricité dans la maison. Je découvris un bout de chandelle que les hambourgeois avaient laissé. Dans cette lueur clignotante, je contemplai le sac de mon appartement. On n’y avait pas fait une visite de formalité, mais une fouille en règle, comme chez un redoutable assassin. Chacune des quatre pièces était bouleversée de fond en comble, les matelas basculés, les meubles déplacés, les tiroirs renversés, les rayons des bibliothèques démantibulés, les volumes, les disques éparpillés au hasard du plancher, retournés un par un, les dossiers piétinés, de la cire à cacheter, de la bougie, des journaux, des revues, des lettres partout. À vue d’œil, on avait enlevé vingt kilos de papier, des liasses entières de correspondance, de documents antijuifs. Le cahier rouge, bien entendu, était parti. Les crétins avaient saisi les manuscrits de mes numéros juifs imprimés l’un et l’autre à plus de cent mille exemplaires, un annuaire de l’armée en vente n’importe où, laissé chez moi par un officier de mes amis.
    Mais je n’avais pas le courage de poursuivre l’inventaire. Ce logis pillé, cet abominable désordre me faisaient horreur. L’odeur, les stigmates de flicaille me soulevaient de nausées. Jamais, au grand jamais, je ne pourrais coucher là, dans cette infamie, ces ténèbres et cette solitude. Je rajustai à la diable la serrure, j’arrêtai un taxi et je me fis conduire chez Laubreaux à Montparnasse, abandonné au dégoût et au désarroi les plus horribles que j’eusse connus jusque-là dans ma vie.
    M me  Laubreaux, de son côté, avait subi toute seule une perquisition. Elle était parvenue à maintenir les argousins dans des limites un peu plus décentes que chez moi. Alain arrivait, dans une grande agitation, très rouge, mais prenant l’affaire avec hauteur. Il m’offrit l’hospitalité pour la nuit.
    Je pus à peine fermer l’œil. Mon excitation des jours précédents était subitement tombée, me laissant dans une terrible prostration. Je déplorais mon enfantillage du cahier rouge. Il était fort bénin cependant, la réaction surtout naïve d’un garçon poussé à bout par les insanités étalées devant ses yeux. Mais je trouvais justement mon pire motif d’affliction dans cette naïveté. Je redoutais plus encore que tout un

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