Les Décombres
s’en fait pas. »
Je ne pouvais aller plus loin. Quelle déchéance que de s’abaisser à ce rôle de charlatans, que de verser ces funestes mensonges à un peuple qui allait se réveiller demain dans quelle terrifiante surprise, devant quelle réalité ! Le Temps du 7 juin renchérissait sans vergogne : « L’Angleterre prépare rapidement son nouveau corps expéditionnaire en France, sous l’énergique impulsion de M. Eden, ministre de la Guerre. » Et c’était signé : « de notre correspondant particulier à Londres ». L’ Intransigeant du même jour se félicitait : « Heureusement, les conditions de la deuxième offensive sont entièrement différentes des conditions de la première. » Tout le monde enfin découvrait le futur vainqueur, le nouveau Condé, le nouveau Carnot, le général De Gaulle, ministre de la Guerre depuis quatre jours : « Une des lumières de l’armée, un des espoirs de la patrie », proclamait M. Sanvoisin dans Candide. Le disciple favori de Pétain, « marqué par ce grand chef d’une empreinte indélébile », soulignait Léon Daudet. « Et n’oublions pas que c’est comme Foch un élève des Jésuites », concluait le bon Maurice Pujo.
Nous avions devant les yeux le résultat de ces forfanteries. De Paris, toutes les familles du C. OR. A2 déferlaient sur Chambourcy. On s’offrait un joli dimanche à la campagne pour serrer encore une fois sur son cœur les soldats. Les trains nous apportaient des essaims d’épouses, de sœurs, des fournées de mères. Il en débarquait des taxis, des voitures conjugales que ces dames pilotaient crânement, petites Fiat pimpantes des Aryennes, orgueilleuses voitures américaines des Juives. On avait mis son dernier chapeau, sa plus fraîche robe, on relevait sa voilette pour goûter au jus en laissant au bord du quart une petite trace carminée. On sautillait sur ses fins talons jusqu’à l’entrée des écuries, on risquait ses charmants mollets sur les échelles des greniers pour voir le gîte du cher et tendre. C’était donc là que couchait ce pauvre Édouard, lui qui ne pouvait jamais s’endormir qu’avec deux oreillers. Mon Dieu ! que cette guerre était donc amusante ! On pépiait, on gloussait, on pouffait. On apportait au tringlot bien-aimé une cravate de soie beige, deux paquets de cigarettes blondes, un cornet de berlingots.
— Madame, permettez-moi de vous dire que vous ferez bien d’expédier à votre mari ce soir même vingt-quatre boîtes de sardines et un mandat de mille francs.
— Oh ! voyons, croyez-vous que ça aille si mal ? Je lui apporterai tout ce qu’il lui faut dimanche prochain.
Non, Paris ne s’en faisait pas, et cela était bien plus pitoyable que la plus atroce panique.
On avait amené aussi les chienchiens. Notre ami l’avocat se taillait un triomphe, promenant en laisse un Ric blanc et un caniche chocolat qui venaient d’accompagner sa femme dans un coquet cabriolet.
Le ciel cependant vibrait de détonations toutes voisines. À travers les cymbales de la D. C. A., les mailloches de l’artillerie lourde frappaient leurs coups graves plus près encore que la veille. Des bruits de départ volaient, dans le sillage des sous-offs galopants.
Vers trois heures, notre avocat vint nous dire dans la cour du T bis :
— Mes chers amis, ma femme m’a apporté quelques gâteaux et quelques bouteilles de champagne assez présentables. Faites-moi le plaisir de venir goûter avec nous. C’est bouffon un jour comme celui-ci. Mais très franchement, qu’avons-nous de mieux à faire ?
Nous gravîmes allègrement le petit coteau. Un peu plus loin que le poste de la fameuse Saint-Étienne, entre les champs de choux et les rangées de groseilles, un petit carré de luzerne offrait un tapis propice. Il y avait là la fine fleur du T bis, huit copains qu’aucun miracle dans leur vie d’avant-guerre n’eût pu réunir une minute et que déjà les affinités instinctives liaient : notre cher maître, âme et tête incontestées de la petite bande naissante ; Poursin, conseil juridique, citoyen du Quartier Latin, moi-même, Gallier, le benjamin, restaurateur du boulevard Saint-Michel [Marcel], Flamand par sa mère, biffin rose et têtu, le vrai crâne rond et dur du petit Gaulois, le joyeux Déga, au visage fleuri et gourmand, employé de mairie et paysagiste de vocation, élève du bon Montézin ; le charmant Mangin, brun, vif et galant, cordonnier à
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