Les Décombres
nous arrêta tout à coup. Nous n’étions plus en retraite, mais au milieu d’une débâcle sans précédent. Le flux des fuyards vomi de Paris par cinq ou six portes était venu se confondre inextricablement à ce carrefour. Tous les aspects de la plus infâme panique se révélaient dans ces voitures, remplies jusqu’à rompre les essieux des chargements les plus hétéroclites, femelles hurlantes aux tignasses jaunes échevelées se collant dans les traînées de fard fondu et de poussière, mâles en bras de chemise, en nage, exorbités, les nuques violettes, retombés en une heure à l’état de la brute néolithique, pucelles dépoitraillées à pleins seins, belles-mères à demi-mortes d’épouvante et de fatigue, répandues parmi les chienchiens, les empilements de fourrures, d’édredons, de coffrets à bijoux, de cages à oiseaux, de boîtes de camembert, de poupées-fétiches, exhibant comme des bêtes devant la foule leurs jambons écartés et le fond de leurs culottes. Des bicyclettes étaient fichées entre les garde-boues. Des enfants de douze ans étaient partis agrippés aux portières de petites neuf chevaux au fond desquelles s’emmêlaient dix paires de jambes et de bras. Certains avaient arrimé des lits-cages à leur malle arrière. Des voitures de deux cent mille francs portaient sur leurs toits, enveloppés dans des draps sales, deux ou trois des célèbres matelas de juin Quarante, disparaissaient sous des paquets d’on ne savait quoi ficelés dans des journaux et de vieilles serviettes éponges, pendant le long des garde-boues. Des ouvrières s’étaient mises en route à pied, nu-tête, en chaussons ou en talons Louis XV, poussant deux marmots devant elles dans une voiture de nourrice, un troisième pendu à leurs jupes. Des cyclistes étaient parvenus jusque-là on ne savait comment, traînant sur leurs vélos et leurs échines la charge d’un chameau de caravane. Des gens avaient emporté un peignoir de bain, un aspirateur, un pot de géranium, des pincettes, un baromètre, un porte-parapluie, dans l’affolement d’un réveil de cauchemar, une empilade éperdue, le pillage forcené d’un logis par ses propres habitants.
Cette cohue était enchevêtrée roue à roue, trente voitures de front pressées sur la chaussée, débordant sur les trottoirs, d’autres convois venant de droite et de gauche s’emboutir stupidement les uns dans les autres, stoppés à perte de vue dans un grouillement de visages hagards, de poings brandis, d’uniformes débraillés, de têtes platinées, de blouses multicolores, dans un vacarme de vociférations, de trompes, de moteurs vrombissants, un nuage d’huile chaude, d’essence et de poussière. Il y avait pour tout service d’ordre trois ou quatre gendarmes épouvantés, battant des bras au milieu des flots d’injures que vomissaient sous leurs quatre et cinq galons d’innombrables officiers émergeant jusqu’au ceinturon des portières. Au beau milieu de cette folie, un char de combat, serré de toutes parts, toupillait sur ses chenilles, un lieutenant jailli de la tourelle gesticulait comme un sémaphore, jurant qu’il allait charger et tout défoncer.
Quelqu’un cria : « Des avions ! » Les écailles de tôle du monstrueux serpent s’entrechoquèrent dans un fracas accru : « Mais avancez, avancez, sacré nom de Dieu ! On va être mitraillés sur place ». Chacun était prêt dans l’instant à écraser les femmes, à réduire les enfants en bouillie, à déchiqueter sa propre mère pour s’échapper. L’orgueilleux Paris, tordu d’immondes coliques, fuyait au hasard en se conchiant.
Notre colonne, forte des priorités militaires, parvint à se dégager en arrachant des radiateurs, en crevant des pneus, en aplatissant des ailes. Sur la route d’Orléans, le flot s’écoulait à perte de vue. Des centaines et des centaines de voitures déferlaient, emportant des officiers de toutes armes et de tous grades, des feuilles de chêne, des feuilles de lierre, des foudres, des grenades, des croissants, des amiraux, des généraux, des frégatons, des colonels, des lieutenants de vingt-cinq ans, des aviateurs, tous les bureaux, tous les ministères, tous les services de Paris qui détalaient en abandonnant leurs archives, et leurs cartes ; des états-majors qui avaient plié bagages en laissant au fond de quelque grange, avec leurs godillots ou deux vélos pour dix hommes, leurs secrétaires, leurs téléphonistes,
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