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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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l’offensive générale de la mer à l’Argonne, cent divisions allemandes menant l’assaut. C’était le coup de grâce. Je ne l’attendais pas aussi vite. Mais je n’avais pas la moindre surprise.
    Je ne savais même pas piloter décemment une voiture. Je n’aurais même pas à user un peu mes bonnes jambes. J’allais être véhiculé comme le plus inutile paquet. Je n’y pouvais rien. Quel reproche m’adresser ? Je n’avais pas cessé, depuis deux ans jusqu’à cette minute même, de concevoir tous les moyens d’un facile salut. J’avais ardemment et candidement souhaité de vivre dans cette bataille, si malheureuse fût-elle, au moins quelques heures dignes d’un homme. Le sort me l’avait refusé. Il semblait écrit que je dusse être obstinément rejeté vers la plus grotesque parodie de la guerre, comme si l’horreur qu’elle m’inspirait m’avait désigné pour faire sa véridique caricature. Combien d’autres devaient être comme moi ballottés et charriés ridiculement ! Tout était dérision. Du moins, dans le tohu-bohu de cette fuite honteuse, j’échappais définitivement à la hantise policière qui de huit jours ne m’avait pas lâché.
    Mes camarades dormaient déjà tranquillement sur leur paille. Il ne me restait qu’à les imiter. Cette nuit du 9 au 10 juin fut étrangement orageuse. Des avions allemands tournaient très bas, semblant raser notre village. Les bombes éclataient aux alentours, de plus en plus nombreuses et proches, avec leur bruit mat et lourd d’écrasement. Des silhouettes de soldats inquiets ou curieux se dressaient dans l’ombre du grenier.
    Des coups plus violents nous réveillèrent encore. Le plancher tressautait. Mais j’avais grand sommeil. J’échappais aux sbires de Mandel. Je ne risquais plus rien.
    La diane sonna à trois heures du matin.

CHAPITRE XXII -
SÉRÉNADE SANS ESPOIR
    L’embarquement avait été interminable. Dès les premiers tours de roue, sur la route de Quarante-Sous, nous doublâmes un convoi d’artillerie lourde couvert de boue et de poussière. Les hommes étaient muets, et calmes apparemment, mais avec des yeux agrandis et luisants de fièvre, des faces dévorées de barbes hirsutes. Ils venaient de se battre, et pourtant eux aussi refluaient impuissants.
    Des civils dévalaient sur les bas-côtés en voiture, à bicyclette, à motocyclette, portant tous sur eux la lugubre flétrissure du fugitif. Cependant, ils arrivaient de fort près. Ils avaient quitté à la pointe de l’aube L’Isle-Adam, Meulan, Magny ou les plus proches cantons de l’Eure. Ils venaient donc à peine de tout abandonner de leurs biens et de leur vie, mais leurs physionomies n’exprimaient d’autre sentiment que la hâte fébrile d’aller le plus loin qu’il se pût.
    Ils criaient que les Allemands étaient aux Andelys, devant Vernon, que Mantes était saccagée par le bombardement. La guerre était dans l’Eure, la Seine devait déjà être franchie. Paris allait vivre ses derniers instants de liberté. Nous plongions en pleine déroute.
    Nous étions empilés par dix ou douze, plus le conducteur et un brigadier près de lui, dans des camionnettes bouchères, dites R. V. F., ravitaillement en viande fraîche, toutes revêtues à l’intérieur de zinc, avec des crocs de fer pour pendre les quartiers de bêtes.
    Nous traversions cette banlieue si placide huit jours avant et que le vent de la défaite venait brusquement d’atteindre. Toute la vie des rues était bouleversée depuis les premières heures de ce matin. On voyait les visages figés, dans le premier coup de leur stupeur, les gestes inachevés, les regards écarquillés remplis d’interrogations et d’incertitude : « Mais qu’arrivait-il donc ? Était-ce possible ? Que faire ? Baisser le rideau de la boutique ? Se jeter sur la route ? »
    Un peu après Saint-Germain, nous dépassâmes une compagnie d’infanterie coloniale, débandée, les hommes pliés sous leur barda, hébétés, inondés de sueur, titubant de fatigue, ayant marché droit devant eux depuis qu’ils avaient lâché les lignes. Plusieurs portaient une boule de pain piquée dans le canon de leur fusil. Des marsouins ! L’armée française en était là.
    Nous longeâmes le château de Versailles. Peut-être ne le reverrais-je jamais debout. La France abandonnait ses plus glorieuses reliques.
    Nous roulions en direction de Montlhéry. Quelques kilomètres après Versailles, un embouteillage inouï

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