Les Décombres
Saint-Sever, quatre-vingts jouvenceaux de l’école de conduite. Ils avaient quitté deux mois plus tôt les bureaux parisiens pour les Landes. Ils avaient tenu le volant pendant une heure.
Grande sensation, galopades, cris de gradés : il venait d’arriver un fusil-mitrailleur au C. OR. A2. Une circulaire descendue des plus hautes sphères prescrivait à toutes les unités du train de se défendre par leurs propres moyens. Un sous-officier apportait précieusement dans ses bras le flingot, modèle 1916. « Tout le monde à moi, pour l’école du combat par groupes. » Cent cinquante ex-dactylographes, ex-traducteurs, ex-garde-magasins, contemplaient en rond le brave homme à plat ventre, rampant, accrochant le chargeur, armant, épaulant : « Une première fraction du groupe bondit. L’autre, pendant ce temps [le bond], tire, pour faire baisser la tête à l’ennemi. Toutefois, je dois vous signaler que si nous ne touchons que des F. -M. 16, le plus simple sera de vous trotter, parce que votre fusil se détraquera sûrement au troisième coup. »
Loewenstein avait déjà formé à grand renfort de trompette plus de vingt convois glorieux, mais ils s’étaient dissous avant la grille du parc. Tandis que les dragons jadis portés traînaient leurs godillots sur les routes, que l’infanterie dévorait la poussière à étapes forcées, arrivait au combat fourbue, quand elle ne trouvait pas les chars allemands au milieu de son chemin, que les groupes de reconnaissance chargeaient leurs munitions dans des guimbardes aux moteurs rafistolés avec du fil de fer, et abandonnaient le tout au fossé après cinquante kilomètres, le C. OR. A2 rôdait les mains dans les poches autour de ses beaux camions aux bandages immaculés. Nous pivotions dans une caserne atteinte de paralysie agitante, Croquebols et Lidoires livrés à l’épilepsie juive.
Il ne manquait au C. OR. A2 ni les hommes de bonne volonté ni les véhicules. Il avait pour simple mission de mettre les hommes sur les voitures et le tout sur la route. À la quatrième semaine de l’offensive, c’était encore pour lui un insoluble problème. En quelques heures de nuit, un organisme civil, la T. C. R. P. de Paris, avait pu former un convoi d’autobus, montés par leurs chauffeurs, qui avait évacué plusieurs villages, transporté des bataillons non sans morts et blessés parmi les conducteurs. Mais l’armée s’était empressée de pourvoir ces braves gens de son uniforme et de les expédier au C. OR. A2. Ils contemplaient en connaisseurs les White avec nous.
* * *
Il était dix heures du matin. Dans la cour du « T bis », notre avocat venait d’achever ses ablutions. Il regagnait son poulailler, en babouches de cuir et pyjama de soie puce, sous les yeux éblouis de la maraîchère et de sa fille. Elles n’étaient pas seules à l’admirer. En quatre jours et trois tournées d’apéritifs, il avait conquis tous les cœurs du cantonnement. Avions-nous été assez bêtes en le soupçonnant de pose ! Les petits crevés de la compagnie ne lui étaient pas moins odieux qu’à nous et il les fuyait. C’était tout simplement un garçon fort bien élevé, qui ne voyait point de raison pour déranger son naturel et ses habitudes. De sa voix savante, qui glissait sur les gros mots tout en les détachant, il s’excusait : « Mes chers amis, je suis confus. Je suis tout prêt, certes, à conduire un camion et à me rouler dans le cambouis s’il le faut. Mais les conneries de M. Loewenstein me sont indifférentes. Je suppose qu’il peut fort aisément se passer de moi. S’il désire de mes nouvelles, je vous serai très obligé de les lui transmettre. »
Il n’avait pas laissé de me confier à mi-mots son sentiment, tout proche du mien, sur cette guerre. Cet homme du monde, de la droite élégante, professait à l’égard des militaires le plus absolu mépris. Il n’avait assurément point connu mes candides tartarinades de fantassin. Il était seul conséquent avec lui-même. Les troupiers du T bis le sentaient et en concevaient une admiration sans bornes, non moins vive en tout cas que pour les conducteurs et les motocyclistes des divisions légères, qui rapportaient de la fournaise des citations et des casques troués d’éclats. Avec le cher maître, les personnages les plus en vedette étaient les deux gaillards du poulailler, dénommés les « hannetons », accrochés de la diane au couvre-feu à leur
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