Les Décombres
leurs plantons ; des superintendants dont les magasins géants étaient demeurés portes béantes, livrés au sac de la populace dans des villes que les Allemands n’atteindraient peut-être pas avant huit jours ; des officiers de troupe aussi, reconnaissables à leurs écussons, dont les dépôts regorgeant d’hommes, les régiments de pionniers, les parcs de voitures, les postes d’essence, les batteries antiaériennes, déménageraient comme ils le pourraient, sans véhicules, sans vivres, sans argent, sous les bombes et sous la conduite d’un adjudant déboussolé ou d’un aspirant imberbe promu depuis quinze jours ; des médecins aussi, et encore des médecins, aux képis amarante, plus scandaleux encore que tous les autres, ayant lâché les malades, les blessés, les hôpitaux remplis de souffrances, d’agonies, de plaies qui allaient pourrir, de membres qui se gangrèneraient, beaucoup de ces misérables ayant levé le camp avec les voitures de la Croix-Rouge aux brancards vides. Nombre de fuyards galonnés étaient en ménage, roulant à côté d’une femme, dans des voitures aux matricules militaires, ayant dégringolé de l’Oise ou de l’Aisne pour évacuer de Passy, de Montmartre, de Montparnasse leur épouse, leur maîtresse, leurs titres, leurs comptes en banque et leur pékinois.
Les camarades du front n’avaient pas menti. Deux ch’timis du Nord, rescapés des armées de Belgique, que nous avions pris dans notre camionnette, ricanaient : « Ça ne change point. C’est comme ça depuis la Meuse. » Et l’on voulait se battre encore, avec des chefs qui jetaient ainsi au vent de la panique leurs plus élémentaires devoirs !
Nous longeâmes le camp d’aviation d’Étampes-Mondésir qui avait subi un grave bombardement. De vastes bâtiments incendiés montraient leurs carcasses noircies. Les terrains étaient labourés d’entonnoirs gigantesques, semés de débris d’appareils.
Nous dépassions les burlesques de l’exode, des petits vieux à barbiches qui prétendaient véhiculer une nichée de six ou sept brus, filles, sœurs, cousins ou lardons, avec la cargaison afférente, à bord d’une pétrolette de cinq chevaux et de vingt-cinq ans d’âge, toussant et crachant sur ses roues branlantes, une véritable auto pour Laurel et Hardy.
Nous laissions loin en arrière de lourds chars à foin, traînés par de gros chevaux de labour butant à chaque pas, la tête pendante, qui portaient depuis des jours et des jours toute une famille morne, des vieillards à chapeaux ronds, des paysannes, des gamins silencieux enveloppés de fichus noirs, avec des seaux à toilette, des réchauds à charbon de bois, des marmites pleines de suie et des poulets vivants dans des cageots.
À l’entrée des villages, depuis le début de notre randonnée, on voyait des barricades formées de dix tonneaux, d’une douzaine de fagots, de quelques tombereaux de cailloux ou de briques. L’Île-de-France se défendait contre les Panzerdivisionen…
Nous stoppâmes vers midi dans la grand-rue d’une longue bourgade : « Halte-repas » annonçait-on. Nous n’avions même point touché une croûte de pain au moment de notre départ. On apprenait que notre convoi n’avait pas emporté un gramme de vivres avec lui. Le capitaine L… descendait à l’instant de sa conduite intérieure, entouré de plusieurs gradés inquiets :
— Les hommes n’ont qu’à se démerder, cria-t-il. Je n’ai rien à leur distribuer. Mais il y a des magasins ici, il me semble !
Nous ne devions pas le revoir jusqu’à la fin de la retraite, douze jours plus tard. Notre exode n’avait rien de périlleux, ni même physiquement de fort cruel. Mais partager les mêmes privations que ses hommes, ou tout au moins s’enquérir d’elles, était encore trop héroïque pour notre capitaine. On pouvait dire que nous possédions à notre tête une belle âme de chef.
La plupart des troupiers n’avaient sur eux que quelques francs. Des grognements rageurs parcouraient la colonne. Les gargotiers, les épiciers flairaient déjà les profits du malheur, serraient précipitamment leurs marchandises pour des clients plus cossus, ou nous offraient d’infâmes reliefs de tambouille, quelques os de lapin et quelques croûtes de fromage à des prix de relais gastronomiques. La caravane des automobiles en fuite passait toujours, se frayant péniblement un chemin entre nos camions stoppés. Je distinguais dans les voitures une
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