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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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les yeux ronds. Si l’on prétendait continuer la guerre, pourquoi cette fuite échevelée ?
    Les voitures parisiennes, avec leurs matelas sur le toit, filaient toujours près de nous.
    Nous nous arrêtâmes enfin, à quelques kilomètres du Blanc, sur la commune d’Azay-le-Ferron. On apercevait, au bout d’une allée de grands arbres, un élégant château où notre état-major venait de prendre ses quartiers, aussi loin de nous qu’un Empereur de Chine du dernier des coolies, ne daignant même pas jeter par-dessus la grille un regard sur le sort de notre vile tourbe. Pour le reste, la haute et profonde forêt enfermait de tous côtés notre immense caravane. Il ne nous restait plus une goutte d’essence. On disait que nous allions rester là jusqu’à ce qu’on pût faire le plein. Il était moins que jamais question de nous ravitailler. Très tard dans la soirée, des aspirants de notre compagnie nous apportèrent quelques boîtes de méchant pâté à la fécule et quelques pains. Plusieurs les avaient achetés, disaient-ils, de leur argent. Les voitures les plus favorisées se les partagèrent chichement. Il s’était mis à pleuvoir à seaux.
    Le 13 au matin, on se réveilla lugubrement dans les camions, au bruit des cataractes qui tombaient toujours. La forêt, avec son humus spongieux, ses fondrières, nous emprisonnait dans un véritable marécage. Nous tendions des gamelles, quelques seaux de campement, pour recueillir un peu d’eau potable. Je passai la journée prostré sur ma banquette de zinc, dans un douloureux engourdissement de l’âme et du corps, frissonnant, affamé, échiné par cet exode misérable et sans but, en deuil de toutes mes pensées favorites, de mes plus humbles espoirs, en deuil de ma patrie, sous ces hauts arbres qui pleuraient, contemplant stupidement une bouteille à demi couchée dans l’herbe et où une rigole s’égouttait lentement.
    Vers le soir, le ciel s’éclaira un peu entre les branches. Le plein d’essence était commencé depuis des heures. Il aurait dû être fini depuis midi. Il durerait certainement fort longtemps encore. On y procédait avec de malheureux bidons, des pompes poussives, des tuyaux gros comme le doigt. Des centurions romains n’auraient pas été plus novices devant le problème du carburant que nos militaires de l’an Quarante.
    L’avocat, Poursin et quelques autres, nous partîmes à pied en reconnaissance alimentaire. À quelques kilomètres de là, nous trouvâmes un maigre hameau. Les paysans se plaignaient d’être razziés jusqu’au dernier croûton. Un vieux vigneron veuf, méfiant et horriblement inquiet de son fils, cavalier d’un groupe motocycliste, nous permit en rechignant d’entrer dans sa cour. Une laborieuse négociation nous amena devant une assez vaste omelette. Nous découvrîmes aussi le chemin du cellier, qui offrit à notre admiration une rangée de foudres magnifiques. L’hôte consentit à remplir nos bidons, puis, devant nos billets, exhuma des bouteilles cachetées, d’un incomparable vin d’or.
    Dans cette même journée, non loin de là, les ministres nomades de la France rôdaient eux aussi entre les murs d’une cour, parmi des camions remplis de dossiers, un déballage de valises et de malles [, côte à côte avec le Juif Bernstein et sa femelle, la fille Curie, devenus des personnages d’État.]. Churchill chambrait Reynaud pour obtenir encore de nouveaux tas de cadavres français et, les ordres intimés à son domestique, s’éclipsait sans daigner même adresser un mot ou un regard au gouvernement de ce pays qu’il vouait à l’extermination.
    Une radio nasillait dans une ferme voisine. Je répugnais à m’en approcher. Je redoutais d’apprendre, au milieu de l’avalanche des désastres, une horrible nouvelle de mes pauvres prisonniers. Aux commentaires que colportaient les poilus, on devinait qu’une grande décision était en suspens. Je me mettais à espérer soudain que ce serait peut-être l’armistice. Pour la quatre ou cinquième fois, on annonçait un nouveau retard de l’allocution que devait prononcer Reynaud. Nous veillions à la lueur d’un mauvais lumignon, dans la cuisine enfumée de notre vigneron millionnaire, en tâtant le glorieux marc que le bonhomme venait de nous monnayer. On apprit enfin que Reynaud appelait Roosevelt au secours de la civilisation, et qu’en attendant on se battrait devant Paris, derrière Paris, qu’on s’enfermerait dans une province,

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