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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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qu’on irait continuer la lutte en Afrique ou aux Antilles s’il le fallait.
    Nous nous regardions comme des hommes qui après le tremblement de terre, l’incendie, la ruine totale, la mort de la moitié des leurs, voient la peste s’abattre sur ce qui survivait de leur famille. Quelle humiliation que cet appel si ridiculement inutile, bramé à l’Amérique qui ne manquerait pas de répondre par ses regrets et ses affectueuses condoléances ! Nous avions épuisé à la tête de notre infortunée patrie la race des pantins jacasseurs et gonflés qui s’effondraient sous une chiquenaude. Reynaud, lui aussi, était une marionnette grimaçante et dérisoire, mais qui ne se résignait pas à choir. Il avouait notre désastre complet, mais il restait accroché, tel un scorpion dont le venin tuait la France.
    * * *
    le départ du C. OR. A2 eut lieu à trois heures du matin. Nous roulions maintenant vers la mer. Il n’y aurait pas d’armées de la Loire, mais la course aveugle et vagabonde continuait.
    Sans parler des Hébreux, tous les accents de la France étaient représentés dans notre caravane. Nous avions des métallos, des mineurs, des chauffeurs du Nord, trop souvent typiques d’un prolétariat sournois, méchant, violent, communiste rouge sang, gorgé de haine et de casse-pattes industriel ; de gros herbagers normands, bien nourris, circonspects, ayant en vaches et prés trois cent mille écus au soleil et faisant la guerre avec vingt francs en poche ; des Béarnais, des Gascons, des Berrichons, des Champenois, des Marseillais, des Bourguignons, et la faune complète des Parisiens. Ils roulaient, abasourdis par les interminables cahots, par le défilé des images accablantes et désordonnées de l’exode, devenus indifférents au but de notre zigzagante anabase. Les pensées, les sentiments se réduisaient à une rumination de plus en plus fumeuse et sommaire.
    Des voix de Belleville ou de Toulouse chantonnaient machinalement une des dernières goualantes de Tino Rossi : « Sérénade sans espoir ». Elle est restée dans mes oreilles comme le refrain de la déroute.
    Aux haltes, sous bois, le long des fossés, quand on grignotait quelques biscuits avec l’écœurant pâté, les têtes se réveillaient un instant de leur torpeur. Il y avait dans nos rangs un assez grand nombre de bourgeois, fils de respectables industriels, intellectuels couverts de parchemins universitaires, professeurs, chefs de bureaux, avocats – je ne parle point du nôtre ! – futurs héritiers de gros avoués et de gros notaires, lumières des contentieux, des grands services économiques, abonnés des revues sérieuses, lecteurs des hebdomadaires littéraires. Les yeux saturés de tous les aspects possibles de notre déconfiture, en train de déguerpir jusqu’en Vendée, sachant les clameurs de bandit traqué que venait de pousser Reynaud, ces distingués représentants de l’élite française n’étaient cependant point parvenus, pour la plupart, à se composer avec tant de traits si éloquents un tableau exact de notre situation. Presque tous en étaient encore à reconstruire de nouveaux espoirs.
    — Il paraît que nous allons remonter sur Nantes. Ce n’est pas si bête, après tout. On va sans doute s’organiser en Bretagne. On peut très bien y rester en liaison avec l’Angleterre et durer, le temps que les avions et les chars des Américains arrivent.
    Le petit peuple du C. OR. A2, par contre, avait bien soupesé la réalité. Isolé enfin des radios, des Paris-Soir, il avait aussitôt retrouvé la pente naturelle de son bon sens. C’en était fini des illusions dont on l’avait gavé. Lorsqu’un docteur ès lettres ou un agrégé de droit, plein de chiffres et de géographie, déclarait : « Deux mille bombardiers américains peuvent très bien arriver en volant par les Bermudes. Ils peuvent être facilement sur le front avant la fin juillet », il ne manquait jamais une voix goguenarde et fatiguée des faubourgs pour conclure nonchalamment :
    — Tiens, celui-là aussi, il croit [encore] au Père Noël ?
    Parfois, derrière un camion, on surprenait les confidences de deux communards indéfectibles :
    — T’en fais pas, va, mon pote. Tu comprends, il faut saisir les choses. Tu te figures pas que Staline va laisser comme ça l’hitlérisme s’installer dans toute l’Europe ? Attends seulement six mois, et tu vas voir comment qu’ils vont radiner, les Soviets, et quelle décoction

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