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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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gamelle, et la dévorèrent, assises sur un marchepied de camion.
    Nos belles voitures étaient fourbues déjà, les caisses déviées, les radiateurs enfoncés, comme si elles eussent fait le tour de l’Afrique. On assurait cependant qu’aucun de nos conducteurs n’avait tué personne, ce qui est après tout possible. Je découvris une paillasse dans un camion de l’infirmerie. J’endormis dessus ma noire mélancolie.
    * * *
    « Jusqu’au bout. On ira jusqu’au bout », s’étaient écriés MM. Reynaud, Mandel, Maurras et consorts. Pour comprendre à quel point nous étions allés jusqu’au bout et que nous l’avions même très largement dépassé, il fallait voir Siorac, Belvès, Le Coux, Le Buisson et quelques autres aimables lieux périgourdins, les 21 ou 22 juin 1940.
    Trois cent mille hommes venaient s’échouer sur le territoire de deux cantons. Avec un groupe d’artillerie lourde pourvu encore de tous ses officiers, le C. OR. A2, pour autant qu’on pouvait le compter dans l’armée, était peut-être la seule unité demeurée plus ou moins cohérente. Le C. OR. A2 modèle d’ordre : c’était tout dire.
    J’étais allé faire une corvée entre trois villages, à bord d’un de nos « White ». Dans la moitié d’un après-midi, j’avais reconnu les écussons de plus de cinquante unités différentes, l’élite des combattants agglutinée avec les dépôts, les services des plus placides casernes berrichonnes, poitevines, limousines : quatre ou cinq bataillons de chasseurs, dix, quinze régiments d’infanterie de ligne, des pionniers, des zouaves, des tunisiens, de la D. C. A., de l’artillerie à cheval, de l’artillerie tractée, des groupes de reconnaissance, des régiments régionaux, de l’artillerie coloniale, des chasseurs pyrénéens, des bataillons de mitrailleurs, des bataillons de chars, des aviateurs. Les morceaux de trente divisions concassées, de sept ou huit régions militaires, surgissaient ainsi par paquets de vingt-cinq, trente hommes [, qui souvent étaient eux-mêmes de plusieurs régiments]. Le dernier carré d’une compagnie de l’air tourangelle s’était uni aux survivants d’un escadron de cuirassiers qui avait vu les premiers combats en Belgique. Des hussards motocyclistes avaient recueilli dans leurs sides les rescapés d’un régiment de coloniaux.
    Après les cars de tourisme, les autobus parisiens, les camions de livraison du Printemps ou des Galeries Lafayette, tous bondés d’épaves kaki ou bleues, après les nuées de cyclistes, venait le cortège des piétons de la débâcle. On voyait surgir des figures de la Bérézina, un territorial solitaire, tout gris, la tête bandée, avançant sur un bâton à petits pas chancelants de vieillard, un pied dans un soulier, l’autre saignant dans un torchon attaché à une planchette.
    Presque tous ces malheureux avaient cinq cents, huit cents, mille kilomètres et plus dans les jambes. Leurs godillots étaient crevés, les semelles raclées jusqu’à la tige, les uniformes en pièces, les figures hébétées de fatigue. Beaucoup de ces chemineaux s’étaient affublés de casquettes, de pantalons civils, avançaient sur des espadrilles ou des pantoufles, traînaient cependant avec cela leur fusil, pour autant qu’ils en avaient jamais eu un. L’armée de Verdun n’était plus qu’une débâcle de clochards. Il nous semblait que la France entière s’écroulait sur nos dos.
    Quatre grands nègres casqués, soigneusement harnachés de leurs cartouchières, de leur masque, de leur baïonnette, venaient de s’arrêter sur le bas-côté de la route. C’étaient des pionniers coloniaux, de beaux et naïfs sauvages du plus profond de la brousse, noir de jais, avec des dents limées en crocs aigus de fauves. Avec toute leur fierté et toute leur vigueur, ils étaient épuisés. Un seul balbutiait quelques mots français :
    — Tu as faim ?
    — Pas mangé deux jou’s.
    Nous découvrîmes pour eux une boule qu’ils prirent timidement.
    — Vous êtes perdus comme ça depuis longtemps ?
    — Beaucoup j’ou’s m’aché. Beaucoup. Plus compagnie. Capitaine pa’ti auto.
    On arrivait à comprendre que ces pauvres diables avaient traversé la France tout seuls. Des chefs avaient commis ce crime, plus honteux que n’importe quel autre, d’abandonner ces malheureux primitifs pour qui l’officier tient lieu de tout, de père, de drapeau, de conscience.
    Je dis à

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