Les Décombres
je trouvai enfin la force d’échapper à cette vomissure et d’aller aux nouvelles à Siorac.
J’arrivai à pic pour l’allocution de Pétain. Elle répondait à une diatribe de Churchill que je ne connaissais pas encore, mais dont il était facile de deviner le sens.
« Il n’est pas de circonstances où les Français puissent souffrir, sans protester, les leçons d’un ministre étranger. M. Churchill est juge des intérêts de son pays : il ne l’est pas des intérêts du nôtre. Il l’est encore moins de l’honneur français.
« Churchill croit-il que les Français refusent à la France entière l’amour et la foi qu’ils accordent à la plus petite parcelle de leurs champs ? Ils regardent bien en face leur présent et leur avenir. Pour le présent, ils sont certains de montrer plus de grandeur en avouant leur défaite qu’en lui opposant des propos vains et des projets illusoires. »
J’exultais. C’était splendide. Je voyais la rage des Anglais, à qui l’esclave docile faussait enfin compagnie, refusant de se laisser saigner à mort pour prolonger un peu l’agonie du tyran. J’étais ému aux larmes d’enthousiasme et d’attendrissement pour le vieux chef qui venait de réussir ce « décrochage ». Par sa voix de grand-père, la France, pour la première fois depuis tant d’années, faisait acte de souveraineté nationale. Ce qui nous avait été interdit durant des lustres de prospérité, la défaite nous le permettait. Tout n’était pas perdu. Après de telles paroles, l’atroce Marseillaise des discours de Reynaud redevenait malgré tout l’hymne de la France.
* * *
Le lendemain, on pouvait cependant compter encore un clan anglophile parmi les hommes du C. OR. A2 : les Juifs, cela allait de soi, les judaïsants, tous ces faquins qui faisaient leur cour au millionnaire et très mondain maréchal des logis David, l’un des intimes de Mandel, et les assimilés, les nigauds, qui se voilaient la face à l’idée de reprendre la parole donnée. Ils voulaient absolument oublier que les Anglais avaient trahi les premiers cette parole, en nous octroyant, au bout de neuf mois de guerre, dix misérables divisions qui avaient bientôt lâché le combat. L’Angleterre avait tant d’autres forces ! Ces bourgeois étaient à ce point défrancisés que la perspective d’être dégagés de la tutelle, des coffres-forts et des bateaux anglais, équivalait pour eux à l’annihilation de notre pays.
Le séjour dans les écuries du château, sur une mince litière broyée par cinq cents godillots, paraissait insupportable à mon T bis. On ne percevait pas à l’entour le plus petit symptôme de vie militaire, hormis une corvée que le châtelain, profitant d’une main-d’œuvre gratuite qu’il ne retrouverait jamais, se proposait de faire commander pour rempierrer son chemin, avec la complicité de deux ou trois brigadiers éblouis par une invitation au bridge. Fi ! quelle médiévale désinvolture chez ce marquis ! Nous avions décidé, à l’unanimité, de nous choisir un gîte de notre goût, à sept ou huit cents mètres de là, dans la fenière d’un métayer italien. Nous emmenions avec nous les deux frères Tanchette, Tanchette senior et Tanchette le long, deux braves commerçants d’Amsterdam et de Groningue, jargonnant avec un extraordinaire accent hollandais, mais restés fidèles à la nationalité de leur père, lorrain d’origine, bien qu’ils ne fussent venus en France que pour leur service militaire et pour la guerre. Tanchette senior était bien un peu trop acharné à vouloir continuer la guerre « avec la flotte », mais on pouvait beaucoup pardonner à ces charmants et touchants garçons, vraiment Français par pur amour.
Nous apprîmes dans notre grenier, le 25 au matin, l’armistice définitif. C’était donc cette heure désolante que nous avions appelée et attendue si rageusement. La France était vaincue comme elle ne l’avait jamais été depuis six siècles. Le 11 novembre était effacé de l’Histoire. Je ne pensais pas à nous, indignes, mais aux morts de Charleroi et de Morhange {19} , aux charniers en pantalons rouges alignés devant les mitrailleuses par M. de Grandmaison, aux cinq cent mille massacrés du « grignotage », aux noyés des Flandres, aux enlisés des Éparges, aux martyrs du Vieil-Armand, de la Champagne, de la Somme, de Verdun, à ceux de Berry-au-Bac, de La Main de Massige, de Crouy, de Perthes, de
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