Les Décombres
Vauquois, du Four de Paris, d’Ablain-Saint-Nazaire, de Notre-Dame-de-Lorette, de Curlu, de Rancourt, de Bouchavesnes, de Laffaux, de Craonne, du plateau de Californie, de Soupir, du fortin de Beauséjour, du bois Le Prêtre, du bois des Caures, du bois de Vaux-Chapitre, de la Côte du Talou, de la Côte du Poivre, du ravin de la Dame, des carrières d’Haudromont, de la batterie de Damloup, aux coloniaux du 25 septembre Quinze, à la 72 e division dans la neige du 21 février Seize, à ceux des chars qui brûlèrent le 16 avril Dix-sept ; à ceux de mon village, les deux frères Perroud, les petits chasseurs farauds aux yeux ronds, aux oreilles écartées sous la « tarte », les deux frères Friaux, disparus, pulvérisés par les obus sans laisser le moindre lambeau d’eux-mêmes, les trois frères Besset, le sergent Barnaud, qui avait vingt-deux ans et qui râla deux jours dans un trou devant Douaumont, le conducteur Chorier, tombé quatre jours avant la fin ; tous ceux qui avaient gravi sans fin, pendant des mois, pendant des ans les calvaires de la boue, de la vermine, de la faim, des pieds gelés, de l’ypérite, des barrages, des pilonnages, des tirs de harcèlement, pour arriver à l’abattoir inéluctable ; pauvres petits, pauvres vieux, pauvres saints, pauvres diables ; douze cent mille morts de l’infanterie, cinq cent quarante mille morts de la paysannerie, quinze cent mille morts, et derrière eux, autre armée immense, les trépanés, les défigurés, les gazés, les amputés, les désarticulés, les manchots, les culs-de-jatte, les hommes-troncs, les aveugles, tous massacrés, torturés non plus même pour rien, mais pour que l’armée française capitulât aux portes de Bordeaux.
Nous passâmes toute cette journée à somnoler pesamment sur notre foin. Au soir, les conditions de l’armistice nous parvenaient. L’énormité du territoire qu’allait occuper l’adversaire acheva de nous consterner.
* * *
Le 26 juin, dans Siorac, on s’arrachait les journaux, avec la nouvelle allocution du Maréchal. Le peuple français ne pouvait entendre paroles plus loyales et qui l’éclairassent mieux. J’y voyais enfin, décrite en plein jour, la guerre véridique, celle que nous nous chuchotions à l’oreille entre pacifistes, durant les horribles jours de mai : les fables du blocus, de l’or, des matières premières, de la maîtrise maritime, la réalité de notre lamentable faiblesse, le désastre total de nos armées de Belgique, au 5 juin, soixante divisions françaises, presque sans chars, contre cent cinquante divisions d’infanterie allemande et onze « Panzerdivisionen », nos troupes rompues aussitôt en quatre tronçons.
Le vieux soldat disait aussi :
« Nul ne fera usage de nos avions et de notre flotte. Nous gardons les unités terrestres et navales nécessaires au maintien de l’ordre, dans la métropole et dans nos colonies. Le gouvernement reste libre, la France ne sera administrée que par des Français. »
Tout était là. L’homicide idiotie de quelques canailles avait étendu horriblement les ruines. Mais le nom de la France demeurait.
Le lendemain, un jeudi, au bourg proche, Le Buisson, où campaient dix mille soldats peut-être, de tous les écussons, le tambour municipal avisait « les militaires appartenant aux VI e et VII e armées de bien vouloir se réunir devant la gare afin d’être recensés ». Beau document sur une débâcle arrivée au point où ce n’était même plus par divisions, par corps d’armée que l’on pouvait regrouper les hommes…
Or, un général s’écriait le même jour : « Soldats de la VII e armée, vous pouvez rentrer chez vous la tête haute. Vous n’avez pas connu la défaite. »
Ce fut ce jour-là aussi que je rencontrai mes deux premiers gaullistes. Nous connaissions, depuis la veille, je crois, le passage aux Anglais du brillant élève des Jésuites. Par la fenêtre d’une maison bourgeoise, en haut du Buisson, une radio vomissait les injures du traître à Pétain, hurlant sa résolution de continuer la lutte. Deux troupiers, dans la cour, écoutaient, bouche bée, fascinés, cloués sur place. Je revois fort bien l’un d’eux, un grand croquant du Nord, qui portait un pantalon de velours à côtes. L’autre devait être un ouvrier un peu affiné de Paris. Suffoqué d’un tel abrutissement, je les interpellai :
— Qu’est-ce que vous foutez-là, nom de Dieu, à entendre ce
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