Les Décombres
cochon ?
L’homme en velours tourna vers moi son épaisse et naïve face, foudroyée par la révélation, tel Moïse redescendant du Sinaï :
Ce qu’on fait ? Ce qu’on fait ? Ben, on vient de comprendre qu’on a encore été vendus une fois de plus.
J’avais cru apercevoir, après les messages de Pétain, une espèce d’unanimité bien tardive autour de la raison enfin retrouvée. Mais l’angloconnerie faisait à vue d’œil tache d’huile autour de moi. Nos agrégés et licenciés, aussi bien que de petits employés, que les herbagers normands, s’affligeaient, s’indignaient quatre jours après l’armistice que l’on n’eût pas dépêché notre flotte à Gibraltar et Portsmouth, continué la retraite jusqu’aux Pyrénées, jusqu’à la Méditerranée, jusqu’en Afrique du Nord. Ils n’étaient pas capables de conclure du spectacle étalé depuis un mois devant leurs yeux à la consommation de notre écrasement militaire.
Pour les purs prolétaires, communistes endurcis, l’idée d’une défaite due selon toutes les lois de la nature à l’incapacité, la présomption et la bêtise des chefs, n’atteignait pas un instant leur entendement. La seule explication qui leur fût claire était la trahison générale, préparée de longue main entre gouvernements français et allemand, Hitler, Daladier, Gamelin, Mandel, Reynaud, Weygand, Pétain tous dans le même sac, ayant machiné de concert la guerre, puis la déroute, une frime colossale à seule fin de faire triompher le capitalisme et de museler les peuples. De Gaulle et Churchill étaient évidemment les seules belles âmes parmi ces flibustiers. Les gars répondaient à toute autre thèse par un sourire de finesse et de pitié. Il ne se pouvait pas qu’ils eussent déjà, perdus dans le Périgord, reçu les consignes des Rayons et des Cellules. Modelés à merveille, ils sécrétaient eux-mêmes, spontanément, leur doctrine. J’admirais sans réserve un enseignement qui produisait une aussi belle pâte d’élèves.
L’épaisseur de ces magnifiques sottises ne me cachait pas toutefois le franc bon sens d’autres tringlots qui étaient peut-être bien la majorité.
Quant aux autochtones, puisque la guerre avait daigné s’arrêter à leur porte, elle devenait déjà fort négligeable pour eux. Ils avaient surtout beaucoup trop à faire à garer jalousement leurs denrées les plus précieuses et à tondre au plus près, en vendant le reste, ce flot miraculeux de clients kaki.
* * *
Ce furent les jours où l’on pouvait voir, dans les feuilles gasconnes et périgourdines, devenues les premières gazettes de France, des colonels d’infanterie demandant à la rubrique des objets perdus si quelqu’un n’avait point retrouvé leur C. H. R.
Un journaliste d’Agen exprimait avec aigreur le sentiment le plus vif de ses concitoyens, en vitupérant deux colonnes sur les soldats français. Ce moraliste reconnaissait que la plupart des officiers étaient arrivés sur le Lot et la Garonne fort avant leurs hommes. Mais il s’abstenait de tout jugement sur ces brillants automobilistes, à qui l’industrie hôtelière de ces lieux devait la plus magnifique saison de tous ses âges. Par contre, les troupiers étaient des dégoûtants, dans des tenues à faire honte, bien capables, s’il vous plaît, de tordre le cou à une volaille, se permettant d’encombrer les trottoirs, voire même de s’intéresser aux demoiselles agenaises.
Ainsi, les soldats étaient échappés de la bataille ou de la retraite, abandonnés de leurs chefs, sans nouvelles des leurs, presque tous sans argent, à peine nourris, déguenillés par six semaines de route. Mais c’étaient encore eux les galeux, les grands coupables. On les fêtait, ils faisaient verser des larmes dix minutes, quand ils arrivaient poudreux et épuisés. Mais le soir même, ils étaient devenus de répugnants importuns, des gueux dont l’aspect scandalisait et effrayait les familles.
J’attendais avec un extrême intérêt la révélation aux Français de la Wehrmacht. Je ne doutais pas, connaissant celle-ci, que la surprise ne fût prodigieuse. Les électeurs, leurs moitiés et leurs progénitures, guettaient derrière leurs volets les écorcheurs d’enfants, les outres à bière, les monstres roux, taciturnes, vêtus de papier buvard. Ils venaient de voir surgir à leur place cette armée de jeunes athlètes, de guerriers rieurs, propres comme des chats, ordonnés et
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