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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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équipés d’une étourdissante façon, légions neuves brillant de santé et de discipline, traînant plus de canons qu’il n’y avait de fusils chez nous, arrivant à perte de vue sur leurs roues et leurs chenilles quand nous venions d’allonger nos files de chemineaux boiteux. Un tel spectacle avait aussitôt déterminé chez nos concitoyens des exercices de reptation sur le nombril, qui faisait succéder la plus basse indécence à la plus grossière crédulité. Je me souviens d’un journal bordelais, dont on pourrait retrouver sans grand-peine le titre, où un plumitif avait célébré l’entrée des vainqueurs dans un papier du genre « fantaisie légère », avec des phrases de ce goût : « Ils sont arrivés, comme des touristes que l’on attendait depuis quelques jours, ils sont arrivés, jeunes, discrets, charmants. »
    Il n’y avait pas jusqu’à ce vieux plantigrade de Louis Gillet lui-même, cireur patenté de la Couronne britannique pour le compte de la maison Prouvost, qui, encore courbé sur les croquenots du dernier fuyard anglais, sans relever seulement la tête, exerçait sa brosse, à moins que ce ne fût sa barbe, sur la botte du premier officier allemand.
    Mais l’espoir m’habitait. Je voyais enfin se lever les nuées hermétiques sous lesquelles depuis tant et tant de jours nous allions à tâtons. Pour qu’un coin de ciel apparût, il avait fallu que crevât un terrible orage, il avait tout ravagé autour de nous. Nous n’en marchions pas moins désormais non plus vers la faillite d’un abominable passé, mais vers un avenir où nous verrions maints de nos rêves prendre corps.
    Les pensées, les propos qui avaient failli me valoir la geôle juive n’étaient autres que ceux du vieux Maréchal dont l’image m’enthousiasmait. Non, je ne pouvais pas m’enterrer dans la douleur.
    Je venais d’apprendre par une note de journal l’heureuse libération de mes deux amis Laubreaux et Lesca. Ce qui perçait rapidement sur l’insignifiance des combats livrés au-dessous de Paris et des pertes humaines, levait les inquiétudes sur le sort des nôtres. J’étais encore déchiré chaque fois aussi cruellement, devant cette carte de France, coupée d’une ligne noire à la hauteur de Chalon-sur-Saône, que la République nous léguait. Mais ma peau et mon sang criaient ma délivrance presque à mon insu.
    Nous nous étions aussitôt organisés au T  bis, dans notre ferme, une existence superbement libre. Crasseux et affamés comme nous l’avions été pendant trois semaines, nous retrouvions voluptueusement ces biens suprêmes, l’eau et le pain, celui-ci point seul à vrai dire. Après la grasse matinée dans le foin, nous descendions nous baigner à la source et rissoler nos académies parisiennes dans le pré. Nous allions humer nonchalamment au château l’odeur de la gamelle. Les « hommes de jour » partaient à la quête des vivres qui demeurait ma foi ! très honnête, grâce à l’inépuisable générosité de notre cher avocat, Providence de cette bande où l’on comptait au moins huit sans le sou. Pour ne rien cacher, nous avions déjà inventé le marché noir. Les villageois d’alentour manifestaient d’ailleurs pour ce négoce d’incomparables dispositions. En justicier de leur cupidité, l’avocat avait procédé dignement, chez le pire empoisonneur de Belvès, à la subtilisation pure et simple d’une bouteille de fine Martell, « vol d’une gratuité d’autant plus gidienne, expliquait-il, que je n’aime pas la Martell ». À la nuit, dans l’âtre des métayers italiens, notre ami Gallier rôtissait nos livres de bœuf et dorait de colossales omelettes aux cèpes. C’étaient de bien curieux banquets, qu’assaisonnaient à la fois les énormes et antiques refrains de la grive, le seul folklore digne de ce nom puisque le seul toujours vivant, et les souvenirs de deux dilettantes des Ballets Russes, les jambes de Tamar Karszavina et le chose à Margot, les thèmes de Stravinski, et, dans un chœur énergique :
    N’y a qu’la peau d’couilles pour conserver le tabac,
    Voila, voilà, voilà, la chanson du soldat.
    Puis, ayant épuisé les plaisirs de ce lieu, nous avions élu notre domicile à l’autre bout du canton, en pleine forêt, dans une écurie du château de Campagnac. On y montait la garde d’une centaine de nos Buick, d’un lot de conduites intérieures et de cinquante mille litres d’essence qu’une escouade de

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