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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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chauffeurs lillois bazardait chaque nuit par fûts à des juifs polonais. Worms, sentinelle judaïque, casque en tête et Lebel à l’épaule, rôdait autour de cette liquidation des armées du Droit, avec une concupiscence douchée de peur qui le mettait à deux doigts de la jaunisse.
    Il se révélait d’ailleurs peu à peu que les semaines de juin n’avaient pas été désastreuses pour tout le monde. On racontait par exemple l’histoire des camions-ateliers du C. A. V. de Versailles, emportant chacun 200 000 francs d’outillages, évanouis dès la première étape. Mais on n’ignorait pas que certains officiers, au moment du départ, y avaient placé des chauffeurs de leur choix, venus on ne savait d’où. Oh ! tout le monde n’avait pas perdu la tête autour du 11 juin !
    J’observais bien, sur l’infortuné Worms, ce phénomène du Juif aux armées, qui a toujours trompé un certain nombre de braves gens. Un Juif est là, partageant les mêmes périls (les nôtres ont été minimes, mais cela ne change rien à l’affaire), les mêmes désagréments petits ou graves que cent Français, confondu sous le même uniforme qu’eux, plongeant dans l’atmosphère la plus fraternelle que puissent se créer les hommes. Il s’y plie avec ce mimétisme si prompt de sa race, il est parfois le plus troupier de tous. Mais si l’on veut oublier les millions de congénères dont il se trouve isolé, si l’on décide une exception pour ce soldat qu’on tutoie, c’est que l’on connaît mal le Juif.
    Il faut croire que je suis bon expert en la matière. Avec notre avocat, Worms était par bien des points l’homme le plus proche de moi dans notre bande, aimant la peinture, la musique, parlant le même langage. Mais je percevais à chaque minute les mille liens qui attachaient à son Israël ce Juif en somme apolitique, et pourtant irrésistiblement porté vers la bolchevisation, l’anarchie en tous ordres, truqueur, ergoteur presque malgré lui, [ne pouvant toucher à une œuvre ou une idée qu’il n’y laissât une tache de pourriture,] analyste intelligent, [ mais paraissant toujours fouiller quelque substance en décomposition, un] Juif de l’espèce instable, morbide et saturnienne, probablement assez malheureux, mais bien trop juif pour ne pas rejoindre en n’importe quelle occasion la classe [caste] des Juifs les plus insolemment dominateurs. Pauvre Worms ! Je n’aurais jamais eu le cœur de l’humilier, de décharger sur ce solitaire ma fureur accumulée contre sa race ennemie. Il n’ignorait pas mon antisémitisme, et j’avais pris soin de le lui rappeler. Il semblait le tenir pour une opinion politique fort respectable, et qui lui rendrait même ma sympathie plus précieuse dans la passe difficile qu’Israël allait franchir. Nous étions, ma foi ! une paire d’amis. Mais au fond de moi-même, pas l’ombre d’une faiblesse sentimentale. [Je lui ferais, je l’affirme, s’il était utile, couper la tête sans ciller.]
    Notre délicieux Ubu, le comptable de Clichy, qui se révélait à l’usage comme un fasciste chevronné, nous refaisait à la chandelle la geste des démocraties, tel un aède faubourien.
    — Mais enfin, les Anglais ? Que vont faire les Anglais ? demandaient les braves Français-Hollandais Tanchette, demeurés dans notre coin les derniers fidèles de l’Union Jack.
    — Oh ! répondait paisiblement Ubu. Ces pauvres Anglais ! Il ne leur reste plus qu’à saborder l’île.
    Des escouades de cyclistes s’étaient bientôt formées, dans le sillage des filles, de deux petites postières qui étaient fort sages, de quelques Alsaciennes qui l’étaient beaucoup moins. Je connais trois lascars qui peuvent célébrer les insatiables ardeurs d’au moins l’une d’entre elles, petite brune aux yeux bleus, aux joues roses et fermes. Elle avait vingt-trois ans. Elle était réfugiée de Strasbourg, mère de deux ravissants bambins blonds, sans nouvelles depuis six semaines d’un jeune époux, soldat d’infanterie. Une débâcle bien soignée vous en apprend beaucoup plus sur les secrets des viscères femelles que cent romans d’éminents psychologues.
    À dire vrai, au crépuscule, dans Siorac, le rut et la liesse soldatesques atteignaient à des proportions repoussantes. Si encore quelque frisson révolutionnaire avait couru dans ce [bestial] troupeau ! Mais un soir, devant un café où des gamines saoules de seize ans se pâmaient sur les bancs parmi deux

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