Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
Vom Netzwerk:
pouvions gagner en offrant nos bras, nos pensées, à l’édification d’une paix européenne, en nous donnant nous-mêmes au plus tôt un régime compatible avec la nouvelle politique qui gouvernait maintenant de l’Andalousie à la Norvège, et qui était la politique fasciste, celle dont nous avions affirmé si souvent l’excellence. Nous faisions ainsi acte de nation libre. Qui de nous eût osé en espérer autant, aux environs du 20 juin ? Nous jouions à l’instant opportun les cartes qui nous restaient : notre originalité, notre réalité géographique, l’unité de notre peuple, ses vertus laborieuses, un empire magnifique, très médiocrement exploité, mais sans fissures graves, paisible, encadré par une élite d’hommes ayant une longue et irremplaçable expérience de la colonie, une politique indigène dont l’univers admirait le succès, des conceptions dont la fécondité apparaîtrait dès que la métropole ne leur opposerait plus une hargne de bureaucrate étriqué et casanier. C’était encore un assez beau capital. Il fallait savoir le jeter dans la grande balance en temps opportun.
    Mais Boutang répondait en me demandant une définition de l’Europe. Boutang ne dissimulait pas ce que mes « hypothèses » pouvaient avoir de séduisant. Mais c’était justement une tentation mortelle à écarter. L’Allemand ne serait jamais qu’un ennemi irréductible. Les Anglais ne se tireraient pas d’affaire. Il ne nous restait plus qu’à constituer une chevalerie, qui maintiendrait en secret l’esprit français, qui reforgerait (au creux des forêts peut-être ?) nos armes, et guetterait dix ans, vingt ans, cinquante ans, un siècle, l’occasion de la revanche. Les Juifs, les maçons, les responsables, autant de vieilles histoires qu’il valait mieux laisser dormir, le pire Juif valant tout de même mieux que le plus innocent « feldgrau ». Les trois quarts des bourgeois de droite étaient sans doute des c… indécrottables, la majorité des généraux des pantoufles qu’on avait bien vues à l’œuvre. Il fallait cependant s’allier à eux sans réserves, parce qu’ils seraient les instruments de toute résistance.
    Ainsi parlait Boutang, antimilitariste comme tout normalien qui se respecte, anticapitaliste, platonicien, nietzschéen, agrégé de philosophie, rompu à tous les systèmes, à tous les jeux de la pensée, que nous tenions pour une des têtes les mieux bâties et les plus lumineuses de sa génération, mais construisant tout son univers autour de son horreur de Kant, de Hegel, de Schopenhauer, et prétendant justifier son goût pour Le gai savoir et La volonté de puissance en faisant servir Nietzsche contre tous les Germains.
    Jetais consterné de voir fourvoyées aussi puérilement tant de jeunesse et de généreuse ardeur, exaspéré surtout contre les détestables maîtres qui détournaient de la seule tâche utile ces merveilleuses qualités. Mais, de toute évidence, nous n’avions plus rien à nous dire, sauf à nous traiter mutuellement d’abruti et de criminel.
    * * *
    Le moment était venu de me mettre au travail.
    Les services de la radio d’État, dont je devenais le collaborateur, logeaient, fort à l’étroit, dans deux chambres de l’hôtel du Parc, séparées l’une de l’autre par trois étages. Dans la première, le 80, couchait notre rédacteur en chef Georges Hilaire. Un énorme lit de cuivre recouvert d’une cotonnade jaune obstruait orgueilleusement ce lieu. Le plus commode était encore d’assiéger ce monument, de s’y installer à deux ou à trois, à plat ventre ou en chien de fusil, en étalant devant soi ses journaux et le monceau des feuilles d’écoute, jusqu’à ce qu’Hilaire qui ne travaille jamais mieux que couché, parvînt à nous déloger dans une grande avalanche de paperasses.
    Les émissions se faisaient dans deux chambrettes installées vaille que vaille en studio provisoire. De ce réduit, tapissé d’un affreux papier jauni, historié de scènes d’opéra-comique, le maréchal Pétain, accoudé à une coiffeuse de bois blanc, avait déjà parlé deux fois au pays.
    L’hôtel du Parc, très médiocre caravansérail, énorme caserne à baigneurs beaucoup plus que palace confortable, offrait une atmosphère et des aspects assez décourageants. Une fois franchie la volière du hall, on se heurtait dans chaque escalier, chaque ascenseur, chaque couloir – et il y en a plusieurs kilomètres – aux plus

Weitere Kostenlose Bücher