Les Décombres
porte-plume, qui s’arrachait chaque année, parmi les affres d’une rétention littéraire incurable, cinq cents lignes où il refaisait Barrès en plomb et en fil de fer, confectionnait du tout un premier livre, puis un second en mettant les chapitres tête à queue, et ne s’était pas moins poussé jusqu’aux frontières de l’Académie. Je l’avais vu dix ans durant àl’ Action Française, apporter chaque mois des filets où son altier génie était célébré avec d’autant plus de chaleur qu’il les rédigeait de sa main. Ce défenseur attitré de la civilisation occidentale n’avait pas une seule fois dénoncé l’ennemi juif. Après avoir joué pendant vingt ans les conducteurs de la jeunesse française, il venait de marier son fils unique à une [youtrissime et] richissime demoiselle Oppenheim. On pouvait apercevoir en ville, au bras de l’heureux époux, cette jeune personne, dont le ventre s’arrondissait du futur petit Juif Massis.
Cependant, M. Massis l’aryen m’avait toujours témoigné jusque-là une grande affabilité. Mais il venait de me toucher la main pour la dernière fois. J’étais de cette radio qui se permettait des traits sur Churchill, la juiverie, Dunkerque et Mers-el-Kebir. Pouah ! on ne connaissait plus ces domestiques d’Allemands.
Sitôt redevenu civil, j’avais écrit, sans aucun enthousiasme, mais comme les convenances l’exigeaient, à mes patrons del’ Action Française, Maurras et Pujo. Ces messieurs avaient abandonné à Paris sans un sou des serviteurs de trente années, comme le bon Joseph Delest, l’excellent Paccard, secrétaire et martyr de Maurras. Ils envoyaient se faire lanlaire, avec dix lignes cordiales pour viatique, leurs collaborateurs démobilisés et chômeurs. C’était ainsi que le littérateur de La Part du Combattant appliquait chez lui ses principes. Mais après onze ans de travail dans ce journal, le « ia » que j’étais devenu n’aurait pas même droit à un mot de réponse écrite. En me la refusant du reste, on m’épargnait peut-être, à voir comment Maurras venait de traiter mon ami Dominique Sordet. Pour commencer, une lettre de six pages d’insultes furieuses. Puis, quelques jours plus tard, Maurras exécutait et congédiait publiquement dans sa feuille, en le nommant « galopin de concerts et de music-halls », cet homme de cinquante ans, d’une éducation exquise, d’une immense culture, d’une vie tout entière consacrée à un travail harassant, l’un des musicographes les plus sages et les plus écoutés de Paris, de surcroît collaborateur du journal depuis seize ans.
Mais Sordet était coupable d’un crime affreux. Il mettait en pratique cet empirisme national que Maurras avait tant prôné. Il venait de se jeter dans une magnifique campagne pour nourrir de bon sens les esprits les moins rétifs. Il venait d’écrire les premières de ses « lettres informatives » qui formeront une des histoires les plus claires et les plus profondes de ces mois-là. Il s’était naturellement rangé au côté de Laval, qui osait prétendre que la France à moitié occupée, sans un morceau de fer, sans une goutte de pétrole, sans un char, sans un avion, avec cent mille soldats contre trois millions, pouvait peut-être trouver d’autres moyens de parler à l’Allemagne que des rafales de fusils-mitrailleurs.
Ce n’était point malheureusement une humeur de la vieille et maboule Action Française. Il s’en fallait même de tout. Une offensive en règle se développait contre nous.
Nous recevions, comme tout journal, des lettres de notre public. Je ne parle que pour mémoire de la vaste correspondance juive. On la reconnaissait aux premiers mots : « Modeste ouvrier métallurgiste, père de sept enfants dont deux prisonniers », ou encore : « Simple agriculteur du Forez, catholique pratiquant, ancien combattant trois fois blessé de 1941, ayant élevé ma nombreuse famille dans la foi de mes pères ». À la page suivante, invariablement, ces édifiants prolétaires s’élevaient de toutes leurs forces de « vieux Français » contre notre barbarie raciste, et attestaient les cieux qu’ils n’avaient jamais rencontré mortels plus honnêtes, plus suaves et plus courageux que leurs tendres amis les Juifs. Ou bien encore, ils jetaient le masque dans leur rage : « Sales traîtres de Vichy, j’ai entendu vos dégoûtants grognements de cochons. Mais les Juifs se foutent de vous et de votre
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