Les Décombres
souillé par les argousins en même temps que le vôtre, sur qui pèse la plus épouvantable des accusations, de l’avoir entendu mettre au ban de la nation, et de le retrouver neuf semaines plus tard, parlant au nom de l’État français.
Laubreaux au micro de Guignebert et de Bénazet : cela valait qu’on prêtât les deux oreilles. La voix lointaine me semblait secouer amicalement mon scepticisme. J’entendais avec elle les premières émissions antijuives des antennes françaises. Elle dressait la liste des fuyards hébreux, et on pouvait imaginer qu’elle les appelait devant le tribunal pour leur faire connaître une sentence irrévocable. Elle affublait d’épithètes homériques ces noms qu’on avait prononcés pendant tant d’années d’une bouche confite de respect : les Rothschild, M. le baron Édouard, M. le sénateur Maurice ; Henry Bernstein, le géant du théâtre, le génie ; Louis-Louis Dreyfus [, André Maurois]. La voix chaude et implacable, qui était enfin une voix officielle, proclamait : « Ils ont fui notre patrie en danger parce qu’ils étaient Juifs avant d’être Français. » Laubreaux pourchassait encore Churchill et ses Eden et ses Halifax, il les empoignait par le col, et les roulait dans le sang de Dunkerque et de Mers-el-Kebir.
Tudieu ! cela compensait bien M. Paul Baudouin et Ybarnegaray, cette vieille râclure du Palais-Bourbon, ce méchant cabot de l’éloquence bourgeoise que l’on offrait pour capitaine à la jeunesse française.
Le lendemain du 15 août, un télégramme de Laubreaux m’appelait à Vichy et je bouclais ma valise incontinent.
* * *
Deux heures après mon arrivée, j’étais rédacteur au journal de la radio, côte à côte avec Laubreaux comme naguère au « marbre » de Je Suis Partout. Je trouvais en même temps que lui notre cadet Henri Poulain, qui venait à peine de quitter son uniforme de lieutenant, et de rassurantes nouvelles de nos plus chers amis, Brasillach, Cousteau, Blond, Roy, Andriveau, toute la troupe, hélas ! de nos prisonniers.
Je retrouvais aussi mon cher et infaillible Dominique Sordet, qui pouvait bien se vanter d’avoir vu loin, et venait encore, le premier dans Vichy, d’affirmer la nécessité d’une entente franco-allemande. Son agence de presse était demeurée à Paris. Mais il en improvisait une succursale vichyssoise dans une brasserie désaffectée, pittoresque salle de rédaction où de délicieux garçons, André Delavenne, Georges Vigne, qui fut sous le nom de Dovime l’un des plus adroits critiques des finances républicaines, faisaient passer un esprit vraiment neuf.
On m’octroyait deux jours de vacances pour me familiariser avec l’atmosphère vichyssoise. Tout le monde sait que Vichy est un salmigondis cocasse de hammams couronnés de coupoles vaguement turques, de kiosques, de casinos, de tarabiscotages en zinc, en ferraille forgée, en rocailles, qui représentent à peu près toutes les incongruités architecturales du dernier siècle et voisinent avec de lourds échantillons de nos bâtisses contemporaines. Cette espèce d’exposition universelle offrait, avant les idioties dont nous sommes occupés depuis tant de pages, l’agrément d’être bien tenue, de posséder les mêmes magasins que Paris : un coin des boulevards transporté au milieu d’une campagne assez maussade.
Il était fort compréhensible que le gouvernement eût choisi une ville portant un nom universellement connu, comptant des hôtels assez vastes et assez nombreux pour loger toute une théorie de ministères. Le rôle qui venait de lui échoir n’en était pas moins douloureux. Que le chef de l’État en fût réduit à planter son drapeau sur un vulgaire « building » à touristes, on ne pouvait concevoir un signe plus affligeant de notre détresse. Dans le triste honneur qui lui revenait, le premier devoir de Vichy était l’austérité. Mais cette austérité devenait une matière à discours, ni plus ni moins, ma foi ! qu’au temps où Paul Reynaud osait nous la prêcher, entre une partie carrée chez M me de Porte et une spéculation à Wall Street. La presse nageait en pleine spiritualité. L’éloquence officielle ou officieuse multipliait les symboles vertueux. Mais personne ne semblait pressé de leur donner une forme visible.
Vichy bourdonnait, comme un Deauville des plus heureux jours. De la gare à l’Allier, c’était un flot de robes pimpantes, de négligés savamment
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