Les Décombres
envahis, le dernier matelas et le dernier billard. D’anciens attachés de cabinet avaient mieux aimé coucher sur une botte de paille que plier bagage.
On avait revu Albert Sarraut, le général Braconnier, Victor Basch, Bernard Lecache. On avait revu les escrocs tels que Paul Lévy et même Albert Dubarry, qui venaient froidement mettre leurs grandes consciences au service de la révolution nationale, qui s’étaient introduits jusque dans les salons de l’hôtel du Parc, qui s’agrippaient aux fauteuils et qu’il avait fallu chasser manu militari.
En rejoignant mon hôtel, après ce premier tour du monde vichyssois, je m’efforçais d’imaginer ce tableau. Je me félicitais de cette épuration. À l’angle de la rue Lucas, un vigoureux bruit de godillots me fit tourner la tête. Une section de Compagnons de France défilait au pas cadencé, en bon ordre. Des garçons bien bronzés, bien nourris, propres et solides dans leurs culottes et leurs chemises bleu marine. En serre-file, un jeune gaillard à lunettes, son insigne de chef en sautoir, commandait le « un-deux ». J’écarquillai les yeux. Aucune erreur possible. J’aurais reconnu entre mille la tête de ce guide des Jeunesses françaises. C’était un jeune juif de cinéma, juif gréco-ukrainien autant qu’il pouvait en juger lui-même par ses ascendances où s’enchevêtraient une demi-douzaine de tribus, l’hiver précédent caporal au Quinze-Neuf d’infanterie alpine et jouissant dans cette unité d’une réputation bien assise de matamore. Il arborait une croix de guerre éblouissante. On me confirma le soir même que cet Hébreu était en effet l’une des recrues de marque du mouvement « Jeune », et tout particulièrement encouragé dans son zèle au ministère de M. Ybarnegaray. Je devais le revoir un an après à Cannes, sous M. Lamirand, de plus en plus gradé.
* * *
Au détour de l’autre rue, je me trouvai face à face avec Pierre Boutang et tombai dans ses bras. J’ai parlé de l’admirable bataille que cet agrégé de vingt-deux ans, si bien doué et si charmant, avait menée pour la paix à l ’Action Française, au côté de Maurras, dans les derniers jours d’août 1939. J’avais frémi en le voyant partir pour cette guerre stupide et demander, par pur goût de jeune mâle, les tirailleurs marocains. On l’avait cru disparu au cours d’un combat d’arrière-garde. Je le retrouvais avec ses quatre membres bien solides.
C’était un de ces compagnons à qui l’on parle à cœur ouvert. Après le bref récit de nos campagnes – celle du sous-lieutenant Boutang et de ses magnifiques Chleuhs avait été à peine moins dérisoire que la mienne – je me récriai sur cette frivolité extravagante que je sentais dans tout l’air de Vichy. Que signifiaient, bon Dieu, ces piaffements, ces tintements d’éperons, ces plastronnades, cette garnison de généraux, au lendemain de la plus radicale torchée que nous ayons encaissée et vécue depuis cinq siècles au moins ? S’estimait-on redressé et sauvé pour avoir bombé le thorax dans l’uniforme de la déroute ? Des aspersions d’eau bénite suffisaient-elles à laver le monceau de sanie qui avait empoisonné la France ? Je voyais, face à ces enfantillages, une Allemagne qui semblait bien décidée à rompre avec le vieux système de paix d’annexion et de coercition, être résolue à prendre en mains une réorganisation enfin pacifique de notre lamentable continent. Elle multipliait en tout cas les preuves de cette volonté. Cela ne suffisait-il pas à nous montrer notre espérance ? Qu’attendions-nous pour proclamer officiellement la seule politique praticable et raisonnable : l’offre de collaborer sans plus de retard avec l’Allemagne, la candidature d’une France nouvelle à ce prochain ordre européen ?
Je sentais Boutang contracté depuis quelques instants. Il m’interrompit avec un visage courroucé. Ce que je venais de proférer était monstrueux dans ma bouche. Je ressortais la vieille friperie genevoise pour essayer de me consoler. Mais oui ! parfaitement. Je donnais tête baissée dans un piège grossier, tendu par l’ennemi aux nigauds de mon espèce pour mieux nous asservir.
Je répliquais qu’au point où nous en étions, nous ne me paraissions pas avoir le choix des attitudes, qu’ayant tout perdu militairement et diplomatiquement, nous n’avions pas grand-chose à risquer. Je voyais au contraire tout ce que nous
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