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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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ahurissants solliciteurs. La moindre encoignure en abritait des grappes têtues, où j’avais la stupéfaction de distinguer à chaque heure quelque éminent faisan de la presse ou de la Chambre. Des fonctionnaires inamovibles, huissiers, garçons de bureau, larbins de tout genre, traînaient dans ce va-et-vient perpétuel leur paresse rogue et leur affreux débraillé. À la nuit ou tôt le matin, lorsque la place était à peu près nette de tous ces détritus du régime, on voyait, montant la garde aux portes, les bottes des généraux endormis.
    Cependant, je venais de retrouver au fameux 80 Laubreaux et Henri Poulain. Nous étions liés par nos innombrables et brûlants souvenirs, habitués à nous lancer au coude à coude dans toutes les bagarres, nous nous accordions profondément sur tout l’essentiel et même sur presque tous les détails, nous connaissions à merveille nos humeurs, nos capacités à chacun. Nous avions fait assez convenablement nos preuves. Puisqu’on nous choisissait, c’était évidemment pour reprendre à l’échelle de toute la nation les campagnes de vérité que nous avions menées avec des moyens dérisoires, devant un public d’élite. Nous étions chargés de réparer dans les cervelles françaises les abominables ravages de nos pires ennemis. Du moins je n’entendais pas autrement une besogne digne de nous allécher. Sans nous vanter, on eût pu choisir plus mal que nous.
    Notre « chef » immédiat nous était bien connu : mon vieil ami Georges Hilaire, Dauphinois subtil, ayant appris dans les coulisses et les postes du régime défunt tous les détours de la politique, mais trop réaliste pour en avoir adopté les lubies, mon compagnon de maintes randonnées a travers les musées d’Europe, mélomane, grand lettré, étudiant depuis dix années les ressources de la radio, abattant dans une apparente nonchalance et parmi le nuage permanent de ses trente pipes une énorme besogne, pouvant unir toutes les finesses d’un dilettantisme stendhalien aux plus fermes qualités d’un administrateur. Il venait de se conduire fort crânement sous les bombes dans sa sous-préfecture de Pontoise. Il avait accepté, pour aider Pierre Laval, de faire démarrer le journal parlé, en attendant d’être nommé préfet à Troyes, poste difficile et pénible, dont il se chargeait sans hésiter.
    Notre « super-chef » était encore un ami éprouvé, Tixier-Vignancour, dont la basse-taille avait été au Palais-Bourbon l’épouvante des bellicistes et plus d’une fois notre avocate.
    Nous nous retrouvions tous les cinq sur le même radeau de la défaite, tous jeunes, pénétrés des mêmes certitudes politiques, remplis des mêmes dégoûts. On parlait à tous les échos du sens de l’équipe. Notre équipe offrait bien un modèle de cohésion et de sympathies réciproques. Laubreaux pouvait me redire, six mois après, qu’il avait eu ces jours-là une grande espérance.
    Je m’initiais avec entrain aux petits secrets du style radiophonique, à ses raccourcis et ses simplicités nécessaires. Nous étions chargés de nourrir chaque émission en brèves chroniques propres à répandre les thèmes du renouveau français, en commentaires de nouvelles, en revues de la presse. Nous parvenions très aisément au bout de cette tâche peu écrasante. Nous nous efforcions de ne point laisser passer un seul quart d’heure de notre journal sans y rappeler les causes exactes de notre défaite, les ravages d’Israël, la duperie démocratique, le cynique égoïsme dont les Anglais avaient multiplié les preuves, sans citer tous les fragments d’articles où apparaissait quelque idée positive sur la reconstruction, si remplie de lourdes inconnues, de la France et de la paix. Le tout en rognant soigneusement nos épithètes, car il ne s’agissait point d’étourdir les auditeurs par une désintoxication trop brutale. Nous tenions pourtant à conserver un tour direct, à déshabituer les Français de toutes les périphrases ignobles, les « on croit savoir », les « il se pourrait que », dont nos infects prédécesseurs, les Maurice Bourdet, les Paraf et les Guignebert avaient accoutumé d’enrober leurs venins.
    Nous manquions à un point ridicule des plus modestes documents, des plus humbles repères. Nous aurions payé au poids de l’or un simple Larousse : il n’en restait plus un dans tout l’arrondissement. Mais la joie de reprendre notre métier, de démasquer enfin

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