Les Décombres
bave, porcs, parce qu’ils savent bien qu’ils auront la victoire et qu’après ils vous crèveront la peau. »
Mais dans le même lot, on découvrait hélas ! des lettres indiscutablement aryennes.
Nous avions celles qui vitupéraient indistinctement les « cagoulards » de la radio, l’autre cagoulard en chef Pétain, le fasciste Laval qui avait, comme chacun sait, trahi le peuple en prenant pour gendre un de Chambrun (la France n’aime pas les nobles, elle l’a prouvé et le prouvera encore) et aussi ce néo-cagoulard, Marcel Déat, nous accusaient d’avoir ruiné et fait battre le pays pour détruire la République, saluaient pour finir la prochaine revanche des démocraties triomphant autour de la victorieuse Angleterre. Front Populaire, hitlérophobes hennissant à la seule idée d’une conversation franco-allemande, espoir anglais : en somme des citoyens très intelligents. On concevait que seul un nouveau règne de Blum pouvait combler leurs vœux.
Nous avions les oblats, les fabriciens, les demoiselles du banc d’œuvre qui gémissaient sur notre affreux esprit de représailles, nous rappelaient gravement aux vertus de charité, protestaient que M. Mandel et M. Reynaud avaient après tout pensé bien faire, qu’ils avaient pris courageusement la défense de la civilisation chrétienne, et qu’ils ne relevaient que de la justice divine.
Les ingénus écrivaient des huit pages au maréchal Pétain, pour le prier qu’il voulût bien dire au « speaker de sept heures qui a une grosse voix » de ne pas prendre ce ton « agaçant » pour parler de M. Churchill.
Les raisonneurs ouvraient devant nous les abîmes de leur entendement. Le peuple français presque tout entier attendait sa libération des Anglais. Espoir insensé en bonne logique. Mais le peuple y tenait, justement parce qu’il était déraisonnable. Et de cette espérance unanime sortirait le Grand Triomphe de la France. Triomphe miraculeux mais assuré, parce qu’il était contenu dans l’âme du peuple…
Bien que je n’eusse presque jamais travaillé dans les journaux que pour le public le plus intelligent, j’avais déjà une expérience assez décourageante du lecteur. Mais le lecteur le plus obtus se révélait un personnage d’élite auprès de l’auditeur. Je n’en étais pas surpris outre mesure. J’avais pu observer les singuliers effets de la radio sur le candide tourneur de boutons, incapable de pêcher et de réunir deux lambeaux d’idées dans ce flot sonore, qui s’effraie, s’indigne, se rassure au seul timbre d’une voix, qui s’apaise ou se rebiffe, à l’exemple de n’importe quel quadrupède, selon que cette voix caresse ou choque son ouïe.
Notre siècle nous avait fabriqué là un étrange animal. Mais je m’étonnais que dans tous les services proches du nôtre, on se penchât sur cette correspondance avec les mines pleines de souci. Pour seize millions de Français, un millier peut-être de lettres, dont la moitié juives, ne signifiaient rien.
Henri Béraud a raconté comment, avec deux ou trois joyeux farceurs, il faisait autrefois interrompre une campagne dans un mastodonte de presse tirant à huit cent mille exemplaires, en adressant au directeur deux douzaines de cartes postales offusquées. Quoi de commun entre l’État français et ces trembleurs ?
Coups de sonde dans l’opinion que de lire ce courrier ? Soit. Mais il fallait alors en retenir que notre besogne était bien plus urgente et vaste encore. Le crédit d’imbéciles ronronnants ou claironnants, tels que Daladier et Reynaud, avait tenu à leur stupidité même, en si parfaite harmonie avec la débilité d’une foule de pauvres cervelles. Les malheureuses dupes de ces charlatans rechignaient à faire l’aveu de leur jobardise, d’autant que les mensonges qu’elles avaient si bien gobés les cajolaient dans leur naturel, les représentaient comme la plus pure essence de l’humanité, comme des êtres éclairés et libres, en face de ces dictateurs qui s’identifiaient si bien, dans la mythologie des médiocres et des subalternes, à tous leurs supérieurs de la vie quotidienne, détestés pour leur fortune ou pour leurs dons. Il était certainement beaucoup plus flatteur de se dire que les ténors de la démocratie avaient été trahis, que l’avenir les justifierait. Ou encore que c’étaient des bonimenteurs, mais que leurs successeurs bourraient les crânes aussi effrontément et qu’il n’y avait
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